Droit, mondialisation et convergence réglementaire


Droit , mondialisation et convergence réglementair

Introduction

1De nombreux ouvrages ou auteurs s’intéressant à la mondialisation évoquent le caractère multidimensionnel du phénomène et lient ainsi le concept à de nombreuses disciplines. Ce n’est que très rarement que le droit, et notamment le droit international, est évoqué. Or la mondialisation est un phénomène qui ne peut se dérouler sans le droit, par le biais de l’institution centrale qu’est le contrat. Et le droit, exprimant les politiques des Etats et Organisations Internationales, façonne les caractères de la mondialisation, l’exemple le plus frappant étant le droit de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Mais cette relation est à double sens : les grandes tendances du droit international aujourd’hui ne peuvent non plus s’expliquer sans évoquer ou même invoquer la mondialisation. Il nous a alors semblé intéressant de revenir sur ce phénomène auquel la doctrine juridique prête attention, mais qui ne semble pas sortir de son champ disciplinaire.

2Si l’on reprend la définition du terme de mondialisation, on s’aperçoit de l’imbrication forte du droit et de la mondialisation. En raison de sa globalité et de sa diversité, nous choisirons une définition large, inspirée de Jan Art Scholte, pour qui la mondialisation est le développement des interconnections transplanétaires entre les personnes (Scholte, 2005 : 59). Or, le droit a vocation à régir les relations humaines, du moins en partie, en ce qu’elles intéressent la société. Mais alors, sur la scène internationale, de quelle société parle-t-on? Le champ du droit est quasi-naturel au sein d’un Etat donné, en raison de l’adéquation de l’Etat et de la société dans la théorie juridique internationale traditionnelle. Mais qu’en est-il lorsque l’on s’intéresse aux relations qui n’ont plus de liens avec un Etat mais se font librement, sur la planète? Autrement dit, dans quelle mesure le droit a vocation à régir les « relations interpersonnelles transplanétaires »?

  • 1 La référence en ce domaine semble être le Précis de Droit des Gens de Georges Scelle (1934).
  • 2 Pour une analyse empirique des rapports entre mondialisation et démocratie, voir Li et Reuvent, 200 (…)

3Le sujet n’est pas nouveau et agitait déjà la doctrine juridique au début du siècle dernier1. Mais la question a connu un renouveau avec les progrès des transports, les innovations des sciences de la technologie et de l’information, et la création d’une « société globale », une société qui s’affranchit de l’Etat à laquelle elle était traditionnellement liée (McGrew, 1992 : 468). Cette rupture du lien entre individu et Etat semble également fragiliser celui qui existe traditionnellement entre droit et société. L’Etat, unique législateur, aussi bien à l’intérieur des frontières qu’à l’extérieur, se voit marginalisé; la mondialisation précipite « les Etats et les individus dans un espace d’où le droit a été chassé » (Frison-Roche, dans Salah, 2002 : 13). On a même parlé de « retrait du droit » (Salah, 2002 : 15). Des notions telles que l’Etat de Droit ou la démocratie semblent mises en péril par la mondialisation, et laissent place aux « rapports de forces, aux antipodes du droit » (Salah, 2002 : 16)2.

4Selon nous, c’est oublier que, « comme toute production sociale, le droit se transforme au gré des changements technologiques, économiques, culturels et sociaux » (Lacroix, Lalonde et Legault, 2002 : 3). Dans cet article, nous montrerons que, face aux mutations de la société engendrées par la mondialisation, le droit s’est « transformé » mais s’est aussi développé et que cette « crise du droit » (Lacroix et al., 2002 : 7) n’est en fait rien d’autre qu’une révolution. Nous considérons que cette évolution s’est opérée en faveur et non à l’encontre de la démocratie et de l’état de droit (Mockle, 2000 : 6 ; Farjat, 2003 : 11). Si la théorie souverainiste considère l’Etat comme le vecteur unique de démocratie dans la sphère internationale, les évolutions récentes du droit international laissent à penser que ce n’est plus le cas. On constate en effet la montée en puissance de l’individu, qui se voit reconnaître des droits transnationaux et des modalités d’expression internationale, forgeant progressivement ce que certains appellent une « global democracy » (Kingsbury et al., 2005 : 14). Enfin, l’instauration de juges internationaux se pose en arbitre des évolutions du droit international et témoigne dans une certaine mesure de cette évolution en faveur de l’Etat de Droit. Nous analyserons ce triptyque (Etat, individu, juge) d’un point de vue exclusivement juridique, en trois temps.

1. La décadence de l’Etat souverain

  • 3  Cet article a été rédigé en novembre 2011
  • 4 Cette concurrence est facilitée par des initiatives comme le projet Doing Business de la Banque Mon (…)

5De nombreux auteurs mettent en avant la nature spontanée de la mondialisation (Shaw, 1997 : 10 ; Salah, 2002 : 17), comme si l’Etat n’avait pu réagir face à des puissances extérieures menaçant sa souveraineté. Et il est vrai que, souvent, les Etats ont peiné à réguler les phénomènes mondiaux à temps. La crise financière actuelle montre à quel point les Etats réagissent à contretemps, et semblent être mis devant le fait accompli3. Pire, les Etats semblent devoir adapter leurs droits à la loi du marché, face à la concurrence des systèmes légaux et institutionnels rendus possibles par la mondialisation4. Dès lors, le fondement à la fois de la démocratie et de l’état de droit dans la théorie traditionnelle s’effondre et les individus, qui n’ont voix au chapitre sur les affaires internationales que par le biais de leur gouvernement, sont privés de cette capacité et disparaissent complètement des affaires publiques. Nous montrerons que s’il est certain que la souveraineté de l’Etat est atteinte par la mondialisation, cela ne signifie pas automatiquement un déclin de la démocratie et de l’Etat de droit.

1.1. Des atteintes à la souveraineté toujours plus évidentes

6Plusieurs manifestations des atteintes à la souveraineté des Etats se font jour et touchent aux deux facettes de l’Etat-législateur. Dans la théorie traditionnelle, l’Etat est souverain car il a seul autorité pour gouverner son territoire et pour légiférer sur la scène internationale, par le biais des traités.

7D’un point de vue interne, il apparaît que le développement du Droit International, du fait de la mondialisation, se soit fait au détriment du droit interne, fruit des processus démocratiques. Les traités ont en France, selon la constitution une autorité supérieure à celle des lois (Article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958). Dans le même ordre d’idées, les juges américains interprètent leur droit national en fonction du droit international auquel les Etats-Unis sont parties (Flaherty, 2005-2006 : 5). De plus en plus, les juges nationaux s’inspirent des décisions des juges internationaux pour trancher un différend (Kingsbury et al., 2005 : 30). Le droit interne est donc « soumis » au droit international, la souveraineté de l’Etat est touchée.

  • 5 Or, aux institutions « démocratiques » qui attribuent à chaque Etat une voix, s’ajoute les institut (…)
  • 6 La CIJ s’est en effet prononcé sur ce point dans un avis consultatif relatif à l’occupation de la N (…)

8De nouveaux modes de formation du droit international portent également atteinte à la souveraineté de l’Etat, tourné vers l’extérieur cette fois. Le droit international peut ainsi être créé par les institutions internationales. La construction du droit est en effet décrite comme un processus « top down », de haut en bas : le droit des organisations internationales s’impose aux Etats qui l’internalisent (Berman, 2007 : 311) pour que le droit touche ses destinataires finaux. Les Etats ne peuvent être souverains, puisqu’une norme, à la formation de laquelle ils n’ont pas participé, s’impose à eux. Si cette tendance a existé depuis la création des organisations internationales modernes, elle s’est amplifiée avec la mondialisation : d’avantage de questions mondiales appelaient l’attention de tous les Etats et convoquer tous les Etats afin qu’ils décident ensemble de chaque règle est apparu difficile (Cassese, 2001 : 154). Les Etats n’ont pas le pouvoir d’empêcher la création de normes, qui peuvent être adoptées à la majorité5, ni d’en contrôler la légalité (hormis le cas des actes des institutions de la Communauté Européenne)6.

  • 7 Article 41 de la Charte : « Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’ (…)

9Il convient d’apporter un bémol à cette négation de la souveraineté de l’Etat et de garder à l’esprit qu’il n’existe que des limitations volontaires de souveraineté. C’est le fonctionnement de la démocratie des Etats qui a permis ces développements. Ainsi, ce sont les instruments-même de l’Etat (Constitution et juridictions) qui permettent ou non l’application des normes internationales. De même, seules les institutions internationales aux résolutions desquelles les Etats ont accepté de donner force obligatoire pourront en effet lier les Etats. Ainsi, dans le système des Nations Unies, seules les décisions du Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) ont force obligatoire, et ce uniquement en cas de menace ou d’atteinte à la paix et la sécurité internationale, selon la Charte des Nations Unies7. Nous le verrons plus loin, le droit international peut également être créé par des acteurs privés (individus, entreprises, associations, …) et c’est en ce sens que la souveraineté de l’Etat est réellement touchée. Il s’agit alors d’examiner l’impact de ces atteintes relatives à la souveraineté de l’Etat sur l’état de droit et la démocratie.

1.2. Un questionnement naissant sur le lien entre souveraineté et démocratie

  • 8 Selon l’index de démocratie du journal The Economist, en 2010, seuls 79 Etats dans le Monde étaient (…)

10Cette érosion relative du pouvoir de l’Etat sur la scène internationale signifie-t-elle pour autant que l’ordre international est moins démocratique ? Il convient tout d’abord de noter que tous les Etats sont souverains, mais que seule une minorité d’entre eux offre de réelles garanties démocratiques8. La souveraineté au plan international ne peut plus se confondre avec l’idée de démocratie au sens interne ou « souveraineté du peuple » (dēmokratía). Dès la création du concept d’Etat par les Traités de Paix de Westphalie, le lien entre démocratie et souveraineté est ténu : la souveraineté est un concept essentiellement international, qui a vocation à protéger l’Etat. Les Traités imposent en effet une limitation essentielle aux pouvoirs des Etats nouveaux : le respect des autres Etats. La souveraineté est donc simplement le fait pour chaque Gouvernement d’avoir « le pouvoir absolu ou quasi-absolu de gouverner les personnes sur son territoire et [d’admettre] n’avoir aucun pouvoir de gouverner le peuple sur le territoire d’un autre Etat » (Posner, 2006 : 503).

11Contrairement à la mondialisation, la souveraineté a été imaginée, créée par les hommes (Näsström, 2003 : 826). C’est une fiction, une « double abstraction », pour reprendre la formule de Thomas Hobbes (Näsström, 2003 : 816). Elle est donc sujette aux doutes et à l’incertitude. Avant même que la mondialisation n’ait un impact sur elle, la notion de souveraineté était décriée : Louis Henkin considère que la notion est erronée et inexacte, alors que Stephen Krasner estime que la souveraineté n’est qu’un instrument que les Etats décident d’abandonner dès qu’il en va de leurs intérêts (Berman, 2005 : 525). Plus récemment Martin Shaw démontrait que la souveraineté n’était qu’un mode d’organisation parmi d’autres des Etats, qui avait cessé d’être un mode dominant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (Shaw, 1997).

  • 9 Conférence de presse tenue à Londres le 27 mai 1942.

12Ce n’est que récemment que démocratie et souveraineté sont devenues intrinsèquement liées, comme en témoigne la formule du Général De Gaulle : « La démocratie se confond exactement pour moi avec la souveraineté nationale. La démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et la souveraineté nationale est le peuple exerçant sa souveraineté sans entrave »9. Sans souveraineté du peuple donc, pas de démocratie. La loi est écrite par le peuple. Et dès lors, les phénomènes que nous avons évoqués dans le paragraphe précédent font que la loi est « dé-nationalisée » (Von Bogdandy, 2004 : 889): elle n’appartient plus au peuple mais s’impose à lui. À notre sens, il convient de distinguer cette souveraineté « interne », pouvoir de l’Etat sur le peuple, et, si l’Etat est démocratique, par le peuple, de la souveraineté « internationale », qui se définit négativement comme l’absence de contraintes extérieures (Combacau et al., 2008 : 236). S’il semble donc clair que l’Etat subit de plus en plus de contraintes du fait de la mondialisation, ces contraintes ne semblent toucher que dans une moindre mesure sa souveraineté interne, démocratique. C’est par ricochet que les atteintes à la souveraineté de l’Etat touchent la démocratie : les Etats restent démocratiques mais n’ont plus les pouvoirs nécessaires pour que cette démocratie se traduise sur le plan international. Il convient alors de s’interroger sur des formes de démocratie alternatives. « La démocratie aura l’air différente dans des conditions différentes » (Goodhart et al., 2011 : 9). Dans cette optique, les atteintes à la souveraineté de l’Etat s’expliquent en partie par le fait que l’individu renaît indépendamment de l’Etat et qu’à une démocratie internationale par l’Etat succède une démocratie internationale directe.

2. La renaissance de formes de démocraties alternatives

13Nous estimons que les atteintes à la souveraineté de l’Etat dues à la mondialisation constituent une opportunité plutôt qu’une menace pour la démocratie et l’état de droit. Nous analyserons ces propositions sous deux angles, suivant ainsi les principales mutations du droit international contemporain. Dans un premier temps, l’individu va se voir reconnaître des droits propres, qui ne dépendent pas de l’Etat et peuvent même obliger celui-ci. Dans un second temps, c’est la « société civile » dans son ensemble, qui va se voir reconnaître une certaine légitimité à représenter les préférences individuelles, aux côtés de l’Etat.

2.1. L’essor des Droits de l’Homme : les principes démocratiques sur la scène internationale

14Les droits de l’Homme n’ont cessé de progresser juridiquement depuis la Seconde Guerre Mondiale. Si la mondialisation n’est pas à la source de cette expansion, elle y a certainement contribué depuis quelques décennies. En effet, la mondialisation, en augmentant les relations entre individus en tout point du globe, que ce soit par le biais de nouvelles technologies ou par les progrès des transports, a permis l’échange d’idées et de conceptions qui n’auraient pas auparavant eu lieu. D’un point de vue juridique, cela s’est traduit par une convergence des perceptions, à travers le monde, de ce qui devrait être protégé. « Les différences culturelles [y compris la conscience juridique] ne peuvent plus se baser sur le territoire » (Bermann, 2005 : 512). Du fait d’une prédominance des conceptions occidentales en droit international (Rajagopal, 2006), la philosophie des Droits de l’Homme, qui a bénéficié de cette convergence, s’est imposée sur la scène internationale.

15L’impact de la mondialisation sur le développement du droit international général a également contribué à cet essor des droits de l’homme. S’intéressant à d’avantage de questions, adoptant des logiques variables, le droit international a dû se subdiviser en sous-ensembles cohérents possédant leur propre logique, au point que l’on a pu parler de « fragmentation du droit international » (Comtois-Dinel, 2006 ; Koskenniemi, 2007). Parce qu’ils s’appliquent de manière transversale à toutes les questions internationales et sont considérés comme essentiels à une conception humaniste du droit international, les Droits de l’Homme ont tout de suite pris une place de premier rang parmi ces branches du droit (Koskenniemi, 2007 : 5-6). Ainsi, la prise de conscience de phénomènes globaux et de leur impact sur la vie des individus en tout point de la planète a impulsé la reconnaissance d’une troisième génération de Droits de l’Homme après les droits civils et politiques, puis les droits économiques et sociaux : les droits de solidarité (Vasak, 1979) ou droits collectifs (Howard-Hassmann, 2005 : 30).

  • 10 Pour une analyse plus poussée mais également plus critique de cette relation, on peut se référer no (…)

16Cette évolution favorable aux Droits de l’Homme l’est-elle aussi pour la démocratie ? Nous n’entrerons pas ici dans les débats concernant le lien entre démocratie et droits de l’homme, qui pourraient justifier une thèse à eux seuls10. Nous nous bornerons ici à considérer que si Droits de l’Homme et démocratie ne sont pas intrinsèquement liés et peuvent parfois entrer en conflit, les deux concepts partent d’un postulat commun selon lequel les Hommes sont libres et égaux en droit. Certains juristes ont ainsi pu parler d’un « droit à la démocratie » en droit international en se basant sur ces évolutions des Droits de l’Homme (Steiner, 1988 ; Franck, 1992). D’autres ont pu assimiler la démocratie à certains de ces droits (Vandewoude, 2010 : 990). Les Droits de l’Homme véhiculent des idées démocratiques comme la libre expression, le droit de vote ou la liberté d’association. Le Droit International, en faisant une place particulière à cette dernière sous la pression de mouvements mondiaux, a contribué à l’émergence d’une démocratie mondiale.

2.2. La reconnaissance de la société civile : le système démocratique international

  • 11 Nous ne voulons pas ici dire que les mouvements anti- ou alter-mondialistes sont les seules formes (…)

17La mondialisation a permis l’enchantement de la société civile en deux sens. D’une part, l’essor des nouvelles technologies a rendu possible un échange d’idées sur des problèmes perçus comme globaux. Ces échanges informels ont créé des réseaux qui se sont eux-mêmes formalisés en droit sous la forme d’associations en droit interne, mais ayant une force d’action internationale. D’autre part, les connotations idéologiques de la mondialisation, en tant qu’instrument au service des politiques néolibérales et des entreprises, ont conduit à un fort mouvement réactionnaire qui, pour s’attaquer à la mondialisation, a utilisé des moyens d’action mondialisés11.

18Il est intéressant de noter que l’émergence d’une « société civile internationale » s’est faite en lien et même en réponse parfois à la perte de souveraineté des Etats. Face à un pouvoir affaibli des Etats démocratiques, et en l’absence de modes de gouvernance satisfaisant, la société civile s’émancipe de l’Etat auquel elle était auparavant associée pour se poser comme l’incarnation de la démocratie et de la défense de l’état de droit au niveau mondial. La société civile recouvre une réalité multiforme et il est plus facile de la décrire négativement, à l’instar d’Antonio Gramsci, comme ce qui n’est ni l’Etat ni la famille ni le marché (Kaldor, 2003 : 585). Une définition satisfaisante dans un monde globalisé semble être celle de Jan Aart Scholte, pour qui la société civile est un « espace politique où des associations sans but lucratif cherchent de manière explicite à façonner les règles […] qui gouvernent quelque aspect de la vie sociale » (Scholte, 2001 : 6). La société civile est donc un moteur de changement, mais ne milite pas forcément pour la démocratie ou l’état de droit. Un mouvement impulsé par la société civile ne se traduira pas forcément par la mise en place d’un système démocratique ou d’un état de droit. Globalement cependant, il semble qu’une société civile active constitue une dynamique propice à la mise en place ou la préservation des principes démocratiques et de l’Etat de droit (Falsafi, 2010).

  • 12 Pour un exemple en droit de l’environnement, voir Varella, 2005

19La société civile se présente alors comme une composante d’une « démocratie cosmopolitaine » (Held, 1995), qui ferait suite, dans un environnement mondialisé, à la souveraineté populaire au sein de la structure de l’Etat. Elle revendique sa place au sein de la gouvernance internationale. Et cette place lui est de plus en plus reconnue. L’implication de la société civile se traduit dans de nombreux champs de la vie juridique internationale12, au point que certains ont pu parler d’« approche multipartite » du droit international (Benedek, 2011). Les Organisations Non-Gouvernementales (ONG), la « partie immergée de l’iceberg » de la société civile (Hugues, 2002 : 7), ont statut consultatif auprès du comité économique et social des Nations Unies (ECOSOC). Enfin, les « groupes » composant la société civile se voient reconnaître certains des droits fondamentaux existants pour les individus en droit international (Lindblom, 2005 : 134). Alors que, nous l’avons vu, l’Etat semble marginalisé par l’essor des organisations internationales, la société civile en sort grandie. Elle se pose même en législateur à part entière, comme le prouve l’essor des normes internationales d’origine « privées », auxquelles ni l’Etat ni les Organisations Internationales ne participent (Abott et al., 2000).

20Il semble donc qu’un mouvement de balancier se soit opéré sur la scène internationale et qu’un nouvel équilibre entre individu et Etat se soit instauré. On ne peut cependant résumer la démocratie et l’état de droit à cette dialectique. Le juge joue en effet un rôle moteur dans la préservation et même la promotion de ces philosophies face à la mondialisation.

3. L’institution judiciaire, garant de l’état de droit international

21Une démocratie saine ne peut se construire sans une justice impartiale et indépendante. Cela permet de s’assurer du respect de l’Etat de Droit et de la préservation des droits de chacun. Dès lors, la mondialisation peut contribuer à « démocratiser » l’ordre international, en ce qu’elle a impulsé une certaine profusion d’institutions juridictionnelles internationales. Cette tendance a été renforcée par la tendance des juges à interpréter de manière extensive leurs pouvoirs. Cependant, nous verrons que le lien entre juge international, démocratie et état de droit est à relativiser.

3.1. La multiplication des institutions judiciaires, une garantie démocratique ?

22Comme Hans Kelsen l’appelait de ses vœux, les Etats ont progressivement abandonné leur « primitivisme non-coercitif » (Kelsen, 1952 : 417) pour se soumettre à une justice internationale. À questions globales, réponses globales : la mondialisation des problématiques a conduit à la « mondialisation des juridictions » (Berman, 2002). Mais en vertu du principe de spécialité, fondateur des institutions juridictionnelles internationales (Boisson de Chazournes, 2002 : 28), les tribunaux se sont créés spontanément, au fur et à mesure de la création de différentes branches du Droit International. À la Cour Internationale de Justice, organe judiciaire principal des Nations Unies, se sont ajoutés des Cours et Tribunaux Pénaux Internationaux ou des Organes de Règlement des Conflits. Ces tribunaux se sont vus conférer les pouvoirs pour inciter les Etats à respecter les engagements qu’ils ont pris en Droit International. Alors qu’auparavant les voies diplomatiques ou arbitrales étaient les seules propres à régler les conflits entre Etats, la voie judiciaire est désormais normalisée dans un nombre croissant de domaines. L’explosion du nombre de recours au mécanisme de règlement des différends de l’OMC témoigne de cette normalisation.

23Mais si l’institution d’un juge indépendant et impartial ne peut être que favorable à l’état de droit, la multiplication de ces institutions peut se révéler contre-productive, puisqu’elle permet de faire respecter une règle, sans se soucier des atteintes portées à d’autres. Un différend commercial peut par exemple susciter des questions liées aux droits de l’Homme ou au droit de l’environnement. Quel droit doit alors appliquer l’organe de règlement des différends de l’OMC ? La réponse paraît évidente pour les partisans d’une hiérarchisation des branches du droit plaçant les Droits de l’Homme au sommet (Mockle, 2002 : 240), mais elle l’est moins lorsque l’on considère que peu d’Etats membres de l’OMC sont également parties aux deux pactes de l’ONU sur les Droits de l’Homme (Delmas-Marty, 2006 : 6). Plus les branches du droit et les institutions de règlement des différends sont nombreuses, plus les conflits peuvent exister et des règles de droit être évincées. À ces « dangers de l’incohérence » (Koskenniemi, 2007 : 4) s’ajoute une insécurité juridique certaine et préjudiciable à l’état de droit, la réponse à un litige pouvant être différente suivant la juridiction devant laquelle elle sera portée. Enfin, il apparaît que tous les ordres juridiques ne sont pas dotés d’un système juridictionnel poussé, comme les Droits de l’Homme ou le Droit de l’Environnement. « Cette fragilité crée une dissymétrie au profit des espaces les mieux organisés, comme le droit du commerce, au risque d’instaurer, au pire une hiérarchie de fait, au mieux des contradictions sans réponse » (Delmas-Marty et al., 2006 : 4).

24Dès lors, il semble que pour que la mondialisation se traduise réellement par un regain de l’état de droit au plan global, il serait nécessaire de rationaliser le système judiciaire international. Sans aller jusqu’à espérer « l’institution de “CIJX” (Cours ou tribunaux internationaux de Justice X) qui serait compétente pour connaître de toutes sortes de différends internationaux » (Boisson de Chazournes, 2002 : 28), il est possible d’appeler de nos vœux une hiérarchisation des branches du droit ou une généralisation des phénomènes de renvoi dans les clauses de compétence (Delmas-Marty, 2006 : 4). Cela peut également passer par une interprétation de leurs compétences par les tribunaux internationaux, qui soit favorable à une certaine harmonisation de leurs jugements. La constitution de réseaux internationaux de juges, mise en exergue par certains chercheurs (Bermann, 2005 ; Delmas-Marty, 2006), peut également faciliter ce processus. On le voit, la force d’une institution judiciaire internationale dépend de la marge d’interprétation accordée au juge et il convient maintenant d’étudier comment les juges ont interprété leurs pouvoirs afin de favoriser un essor de la démocratie.

3.2. L’utilisation de ses pouvoirs par le juge en faveur de l’état de droit

  • 13 Affaire « Compétence des tribunaux de Dantzig » du 3 mars 1928 (Rec. B – P 75 : 17-18).

25« Toute instance internationale de régulation des conflits est créatrice de principes qui permettent d’instaurer un ordre juridique commun aux Etats participants. » (Badinter, 1993 : 18). Cela est d’autant plus nécessaire que la création de principes au niveau international reste contrainte à des procédures lentes et difficiles. C’est donc ici que se trouve la véritable limitation à la souveraineté des Etats : dans la création prétorienne du droit. Ce rôle du juge n’est pas nouveau : la première évolution jurisprudentielle marquante en faveur de la démocratie date de 1928, avec l’arrêt de la Cour Permanente de Justice Internationale (CPJI) qui reconnut que des droits créés par des traités interétatiques pouvaient bénéficier à des personnes privées, bien que les Etats n’en aient pas décidé ainsi13. Plus récemment, le juge a également permis un accès de plus en plus large de la société civile, dans une optique de démocratie globale. Ainsi, la Cour Internationale de Justice (CIJ) a modifié ses statuts en 2004 afin de permettre aux ONG de participer à l’action en tant qu’amici curiae (Rossi, 2010 : 293). Cette évolution en faveur de la démocratie s’est faite à l’insu des Etats et sous des pressions liées à l’importance croissante des mouvements ou groupements internationaux.

26Le droit international est particulièrement propice à la création prétorienne. Du fait d’un nombre de règles restreint et de l’existence de modes de formation « spontané » des règles, le rôle du juge est ainsi potentiellement beaucoup plus fort que celui des tribunaux internes. La coutume, règle non-écrite qui se déduit du comportement des Etats, a vocation à devenir une source de plus en plus importante du fait de la mondialisation. Celle-ci permet en effet une certaine unification des conduites ou des conceptions de ce qui devrait être, ce qui est essentiel à la création de la coutume. Ce phénomène donne un rôle plus étendu au juge, seul à même de dégager la coutume lors d’un litige. Une évolution récente de la jurisprudence en la matière est la tendance de la Cour Internationale de Justice (CIJ) à être de moins en moins exigeante pour dégager une coutume lorsque des questions « hautement morales » (Roberts, 2001 : 760) sont en jeu, comme des droits fondamentaux ou des libertés politiques. Encore une fois, nous retrouvons la tension entre la souveraineté de l’Etat, qui se voit imposer une norme à laquelle il n’a pas forcément acquiescé (c’est le cas notamment des pays en voie de développement) et l’individu, qui se voit protégé par un juge de plus en plus indépendant. Le juge peut ainsi paraître comme un instrument d’« hétérolimitation » des pouvoirs de l’Etat (Mockle, 2002 : 270), comme un élément permettant une limitation des pouvoirs sur laquelle repose l’état de droit. Cet atout démocratique s’impose d’ailleurs à tous les Etats, qu’ils soient eux-mêmes démocratiques ou pas.

27Il est cependant un pouvoir que les juges internationaux ne se sont jamais octroyé : celui de juger les organes des institutions multilatérales qui les ont institués. Nous l’avons évoqué, la CIJ refuse de se déclarer compétente pour des actes de l’Assemblée Générale ou du Conseil de Sécurité, institutions non soumises aux principes démocratiques. Plus que l’atteinte à la souveraineté de l’Etat, c’est bien cette dernière limite au pouvoir judiciaire qui nous semble pouvoir justifier l’assertion selon laquelle la mondialisation empêche plus qu’elle ne stimule la démocratie et l’état de droit, puisqu’elle institue des pouvoirs sans contre-pouvoir. Comme l’affirme Nigel White, « les institutions judiciaires [au niveau international et national] doivent être prêtes à défier l’exercice abusif de tels pouvoirs » (White, 2011 : 469).

Conclusion

28Il semble que la mondialisation ait créé un nouvel équilibre entre les trois acteurs du droit que nous avons évoqué ici : l’Etat, l’individu et le juge. L’Etat, en s’adaptant aux tendances de la mondialisation, a transformé ses moyens d’action en adhérant au multilatéralisme. Les individus se sont également constitués en réseau pouvant faire entendre leur voie au plan international, face au déclin de l’Etat comme modèle démocratique dominant. Le juge enfin a permis de façonner un droit international global, et ainsi le respect d’un certain état de droit.

29Le lien entre mondialisation, démocratie et état de droit ne peut cependant se résoudre aussi simplement. A ces tendances louables s’ajoutent des problématiques nouvelles, comme la légitimité des acteurs non-étatiques dans la création du droit , le nécessaire arbitrage entre différentes branches du droit international ou les pouvoirs limités du juge face aux actes des organisations internationales. Ces questions requièrent une réelle réflexion au niveau international pour garantir que la mondialisation ne mette pas en péril démocratie et état de droit.

https://journals.openedition.org/etudescaribeennes/5876


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