- Introduction : le socialisme anticipé
Ce pourrait être une question très simple et, selon le cas, très naïve ou passablement retorse : «Qu’est-ce donc que ça aurait dû être, le socialisme?» On pourrait ajouter : «…si tout avait bien marché.» La question est naïve et floue, on peut cependant lui donner une certaine consistance qui donne prise à la critique historique : que devait être le «socialisme» dans les programmes des partis ouvriers, dans les écrits des leaders, des doctrinaires, des propagandistes et publicistes reconnus du mouvement socialiste avant la Révolution bolchevik, avant que des régimes qui se réclamaient de la révolution sociale ne s’établissent, figurant pour les uns l’humanité en marche vers son émancipation et n’apparaissant bientôt à d’autres que comme des États oligarchiques, esclavagistes, totalitaires, caricatures sanglantes du
«véritable» socialisme? — Une autre question pourrait être : quel
rapport concevoir entre les programmes du «collectivisme» dans la Deuxième Internationale et les actes, les buts poursuivis, les moyens de ces régimes qui se sont réclamés du socialisme révolutionnaire, dans la Russie soviétique d’abord et puis partout dans le monde? Cette dernière question demeure pourtant trop vaste, trop inconsistante méthodologiquement pour se prêter à autre chose qu’à ces synthèses à grandes enjambées qui aboutissent à des équations du type «Marx égale goulag», synthèses qui conservent sans doute un bel avenir sur le marché de la presse et de la librairie, mais que ne sauraient avoir d’autre valeur que polémique et sophistique.
Le socialisme issu de la tradition bolchevik s’est effondré : la prise de pouvoir révolutionnaire par des partis se réclamant de l’«émancipation du prolétariat» et procédant à la «socialisation des moyens de production» c’est à dire à leur appropriation par un État «ouvrier» a conduit à l’exploitation esclavagiste, l’oppression policière et la ruine économique. Ces pouvoirs révolutionnaires ont détruit, il est vrai, des régimes détestables ; ils ont suscité dans les peuples d’immenses enthousiasmes et d’immenses sacrifices ; leurs dirigeants ont promis le progrès illimité, le règne de la justice et de l’égalité, mais partout, au nom même de l’émancipation humaine, des oligarchies profiteuses et aveugles ont eu recours à la terreur, ont renforcé l’exploitation du travail, ont persécuté la pensée pour n’aboutir qu’à la gabegie économique, au ravage de la nature, à la misère et l’apathie civique. Cet échec matériel des socialismes «réels» autant que leur désaveu moral font obligation aux chercheurs de revenir inlassablement sur l’histoire du siècle écoulé, d’explorer plus d’un problème négligé, obscurci par les partis pris, par les haines ou par l’aveuglement de l’espoir. L’attente d’une instauration du socialisme a mobilisé pendant plus d’un siècle l’enthousiasme, le dévouement, la réflexion de milliers d’humain, fût-ce au déni de la réalité. L’effondrement des États «communistes» comme la panne et l’engorgement des dynamiques de réforme «social-démocrates» dans la conjoncture présente, l’épuisement de ce que le XIXe siècle avait idéalisé comme le Progrès, loin d’inviter à se détourner avec soulagement ou lassitude de cette longue histoire du «socialisme» impose au contraire à l’intellectuel de poser toutes les questions, – particulièrement celles qui pour diverses raisons ont paru jusqu’ici inopportunes.
Je ne compte pas dans ce livre aborder ni résoudre les vastes problèmes que je viens d’évoquer ni esquisser avec aplomb des réponses tranchantes. Je me bornerai à poser une série de questions circonscrites, mais — tout en offrant bien des chausse-trappes — essentielles et fondamentales. Comment en Europe occidentale, entre 1889 (date de la reconstitution de l’Internationale) et 1917, le mouvement ouvrier socialiste, ses idéologues reconnus et ses militants se sont-ils représenté la société qui devait sortir de la révolution sociale? Comment cette société — qu’en français on nommait d’ordinaire le «collectivisme» — allait-elle résoudre pour le bien et la justice tous les problèmes économiques et sociaux? À partir de quelles informations et de quels raisonnements, la doctrine socialiste s’est-elle donné un «tableau» général du fonctionnement du collectivisme et a-t-elle conclu au caractère opportun, cohérent, bénéfique et réalisable des mesures énoncées dans les programmes «révolutionnaires»? Comment cette image de la société de l’avenir (un avenir jugé souvent imminent) s’articulait-elle à la critique du mode de production capitaliste et de l’ordre bourgeois? Quel rôle la représentation du «but final» a-t-elle joué dans la propagande qui accompagnait l’organisation et les luttes? Quel corpus d’orthodoxie a servi de base axiomatique à la conjecture sur l’évolution historique et au programme révolutionnaire? Quelle a été enfin la marge de variations doctrinales chez les idéologues qui se réclamaient de la révolution et du collectivisme ; quels étaient les points d’entente générale, les présupposés universellement admis, et d’autre part les zones de dissension dans la représentation du socialisme anticipé, entre 1889 et la Grande Guerre?
Il s’agit de décrire et d’interpréter un vaste ensemble de données qu’on ne peut isoler du reste de l’ensemble plus vaste de la production doctrinaire et propagandiste ni du phénomène historique global ainsi nommé «socialisme» et/ou «mouvement ouvrier» auquel la propagande venait justement donner un sens, c’est à dire une signification et une direction.
On pourrait croire au départ que la question que je pose n’a guère d’objet. Le mouvement socialiste était censé avoir renoncé à l’élaboration de tableaux d’une société idéale, bons pour les anciens «utopistes.» Tirer des plans sur l’avenir n’était pas conforme à la prétention d’œuvrer avec une «science de l’histoire» qui n’a que faire d’anticipations spéculatives. Cette remarque semble juste et pourtant les faits la démentent. Il faut tenir compte ici de l’amnésie qui permet aux idéologies d’évoluer en effaçant leurs traces. Le socialisme des années 1889-1917, dans l’étape classique, peut-on dire, de son histoire, a abondamment produit des tableaux détaillés, des programmes fouillés de ce que deviendrait la société au lendemain de la révolution prolétarienne. Ces tableaux, d’une part, apparaissent dans le contexte de la propagande courante qui accompagne les luttes sociales, dans les éditoriaux et dans les brochures des partis. On ne peut vouer aux gémonies les horreurs du capitalisme, on ne peut montrer ce régime comme la cause de la misère, de l’alcoolisme, de la prostitution sans dire pourquoi et comment la révolution viendra naturellement à bout de ces fléaux. On rencontre donc, d’une part, d’innombrables esquisses partielles dispersées, en contraste avec la peinture de l’oppression bourgeoise. On a d’autre part un grand nombre d’ouvrages — brochures ou gros volumes — qui se présentent exclusivement comme des tableaux raisonnés du collectivisme futur. Ces écrits, mi-conjectures mi-programmes, ont abondé en Europe entre 1889 et 1914. J’en relève quelque quatrevingt pour la France seule et je travaillerai également sur les «tableaux» des doctrinaires allemands, belges et hollandais au cours de la même période. Ces écrits sont partie prenante du «socialisme scientifique» tel que le concevait l’Internationale. Ce ne sont pas des œuvres romancées, fût-ce superficiellement, mais des textes de théorie et d’endoctrinement, pleins d’arguments, de citations d’autorités et de chiffres. Si leurs auteurs avaient lu et parfois emprunté à Edward Bellamy ou à William Morris, ils ont effacé toute trace de «littérature.» Ces écrits, enfin, ne furent pas l’œuvre d’hommes de lettres socialisants. Ils furent l’œuvre de doctrinaires et de militants. Tous les grands leaders du socialisme européen, de Bebel et Liebknecht à Karl Kautsky, de Guesde à Jaurès, à Émile Vandervelde ont publié plusieurs ouvrages qui relèvent du genre «tableau du collectivisme.» La plupart des «intellectuels de parti», des idéologues reconnus, d’origine bourgeoise en majorité, qui se sont mis au «service du prolétariat» et qui ont reçu l’estampille éditoriale des divers partis ouvriers, puis en France du parti unifié S.F.I.O., ont un jour rédigé une brochure, un livre qui narraient sous tous ses aspects le fonctionnement de cet «État du travail» où la «socialisation des moyens de production» allait instaurer la richesse collective et la justice.
Le corpus sur lequel je travaille est donc abondant et complexe. On le lira à la fois sous l’aspect d’une logique dominante d’idées, de formulations qui recueillent le consensus général et comme un espace polémique où les diverses tendances et «sectes» règlent leurs comptes et montrent la paille dans l’œil des doctrines opposées. Je délimite ce corpus selon un critère net : je retiens les ouvrages et publications qui reconnaissent pour socialistes la fatalité et la nécessité d’une révolution dont l’acte instaurateur sera l’expropriation de la propriété privée de moyens de production. Ce critère isole un groupe central d’idéologues de ceux qui, chez les anarchistes, ne veulent qu’une société sans État ni autorité quelconque et ceux qui, à la droite du mouvement ouvrier, appellent «socialisme» un réformisme social qui laisse partiellement en place le marché et l’appropriation capitalistes. Le groupe central est donc celui que la francophonie européenne dénomme «collectiviste» — groupe suffisamment travaillé de dissensions et de disputes puisqu’en France vers 1906 il rassemble les jaurésistes, les allemanistes, les vaillantistes, les guesdistes, les syndicalistes-révolutionnaires et les antipatriotes hervéistes. Tous inscrivent dans le projet «révolutionnaire» et «collectiviste» les particularités de leurs stratégies et leurs amères polémiques fratricides contre les autres tendances.1
Avant de décrire le corpus et d’identifier sommairement le «personnel» producteur de ce «genre» idéologique et sa place dans le mouvement ouvrier, je dois expliquer le paradoxe relevé plus haut : on croit savoir que le socialisme «scientifique» consistait justement à s’interdire de verser dans l’utopie; pourtant, au sens ordinaire de ce terme, c’est bien d’utopies que je vais traiter, c’est à dire de tableaux conjecturaux d’un état de société inexistant.
En effet, les écrits dont il sera question dans cet ouvrage sont bien de tels tableaux et pourtant l’Internationale prétendait avoir retenu d’Engels notamment que la production de tels blueprints, de tels «bleus» d’architecture sociale spéculative était le propre du premier socialisme, des Cabet et des Saint-Simon, encore ignorants des lois historiques et du rôle du prolétariat. Le paradoxe peut surprendre, il faut en clarifier les données.
Ë Qui videra mon pot de chambre?
«Qui est-ce qui videra mon pot de chambre quand nous serons tous égaux, s’écrient avec effroi les défenseurs de la société actuelle?»2 Les socialistes ont le souvenir de cette exclamation de Blanqui et la répètent en lui prêtant une visée inexacte : ce n’est pas contre les faiseurs d’utopies, mais contre des adversaires pinailleurs qui intimaient aux socialistes d’avoir à préciser tout de go le fonctionnement de la société future que Blanqui en avait. Les blanquistes, partisans du coup de force, n’avaient guère souci des «détails» de ce qui viendrait après. C’est de Marx et d’Engels que venait surtout la condamnation des systèmes utopiques d’autrefois, dépassés par le «socialisme scientifique.» «Je ne formule pas de recettes pour les marxistes de l’avenir», avait dit Marx. La brochure tirée par Lafargue de l’Anti-Dühring, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880) fixait nettement la distinction entre l’ancien et le nouveau socialisme au bénéfice du marxisme. Cependant, si Engels prétend montrer le développement du socialisme «von der Utopie zur Wissenschaft», ce mot de «Wissenschaft» conserve chez lui un sens archaïque, très large (celui de savoir théorisé) qui n’est pas le nôtre et n’est déja plus celui du positivisme scientifique à la fin du siècle passé. Certes, «Karl Marx ne formule pas ex professo un système social qu’on puisse et qu’on doive substituer» à l’ordre économique existant.3 Cependant, quand les marxistes de la Deuxième Internationale vont se mettre à rédiger leurs programmes de la société future, ce sera en s’appuyant largement sur de nombreux passages, — brefs il est vrai et souvent obscurs, — du Manifeste communiste, de la Critique du Programme de Gotha, du Capital, de l’Anti-Dühring même, où Marx et Engels spéculent bien sur ce que devra être la «phase socialiste» et le «communisme» qui succèdera à celle-ci. Les coryphées du socialisme scientifique fournissent bien aux auteurs que nous examinerons la majeure partie des citations d’autorité qu’ils scrutent et desquelles ils extrapolent le mode de fonctionnement du système futur. Paradoxe? Pas certain! Les doctrinaires de l’Internationale ont «bien compris» Marx, ils ont lu avec dévotion les œuvres disponibles, mais ce qui a parlé à leur imagination idéologique (et que le marxisme des années 1960-1970 n’était absolument plus désireux de lire), ce sont ces développements sur le futur communisme et c’est le déterminisme historique, la fatalité des «lois de l’histoire» montrant comme nécessaires la chute du système capitaliste et la succession d’un régime de propriété collective des moyens de production. Les développements allant dans ce sens étaient suffisamment nombreux, quoique spéculatifs et ambigus, pour inviter les glossateurs à s’en «inspirer.»
Il demeurait admis cependant en même temps chez les socialistes qu’il est inopportun de «décrire par le menu l’État de l’Avenir.»4 Il n’est pas difficile de recueillir des mises en garde sur les thèmes «pas de prophétie» et «qui vivra verra.»
Nous savons que la route que nous suivons est bonne, il faut la suivre. (…) La société de demain? Mais aucun de nous n’en porte le plan tout fait dans son cerveau.5
Ce qui surprend, c’est que ces mises en garde furent notamment le fait de leaders comme Liebknecht, Jaurès, Vandervelde qui ont chacun produit un ou plusieurs ouvrages qui sont bel et bien des programmes du collectivisme, des systèmes détaillées de son organisation future. Le leader belge Émile Vandervelde écrira en 1933 :
L’une des caractéristiques, précisément, du marxisme c’est son horreur pour tout ce qui ressemble aux “systèmes” du socialisme utopique. Il se refuse à dire comment on curera les égoûts ou comment on organisera la cuisine dans la société future ; il laisse à Bellamy ou à Bernard Shaw le soin de faire des anticipations.
Il a sans doute raison, mais oublie-t-il que dans son Collectivisme et l’évolution industrielle (1900) et dans d’autres écrits, il a fait exactement cela (en laissant peut-être dans l’ombre les détails triviaux qu’il évoque)? Il faut qu’il y ait ici quelque malentendu sur ce qui est et n’est pas «utopique.»
À la fin du siècle passé, ce seront les révisionnistes, les réformistes qui attaqueront les «orthodoxes» marxistes en leur reprochant justement de tracer ces programmes de l’avenir collectiviste. Alexandre Millerand dans son Socialisme réformiste ridiculise les tableaux du socialisme futur, «utopies sans inconvénient», concède-t-il ironiquement. Mais c’est surtout Eduard Bernstein qui dans ses Voraussetzungen des Sozialismus(1899) va formuler un principe que ses adversaires se sont acharnées à mal comprendre, qu’ils ont voulu comprendre comme un reniement : «le mouvement est tout, le but n’est rien.»6 Bernstein a répété en effet que le «résultat final» ne le préoccupait aucunement, que le marxisme (j’interpole mes propres termes) est une théorie de la praxis des luttes sociales non la prophétie ou la promesse d’un aboutissement qu’on eût pu prévoir «scientifiquement.» Dès 1896, il avait dit son agacement devant les tableaux d’avenir qui s’étaient mis à abonder :
Je n’ai jamais eu beaucoup d’intérêt pour l’avenir au delà de principes généraux : je n’ai jamais pu lire jusqu’au bout aucun tableau de ce qui doit se passer.7
C’est cette prise de position parmi d’autres qui rend Bernstein suspect et qui le fait blâmer par Jaurès. «Le mouvement est tout»? «Parole paradoxale», s’exclame Jaurès qui accuse le théoricien «révisionniste» de vouloir détourner le mouvement ouvrier de «l’étude du but suprême»8. Jaurès y reviendra souvent : non le but n’est pas «rien», «le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement.»9
En effet, dans les débats de doctrine comme dans la propagande courante, le «but» est l’essentiel du credo socialiste : c’est lui qui détermine le mouvement, montre la stratégie comme correcte, lui qui permet aux plus légalistes et opportunistes de se dire fermement socialistes parce qu’ils confessent imperturbablement comme but proclamé la révolution, la collectivisation (voir chapitre 4). Dans l’opposition de Bernstein à un Kautsky, à un Jaurès, on peut voir en fait l’affrontement de deux «gnoséologies», de deux manières de raisonner sur le monde. Les adversaires de Bernstein demeurent dans une logique aristotélicienne, ou cartésienne si on veut : la signification de l’action est dans le but qu’elle se donne, la finalité clairement établie seule peut donner sens et valeur au présent. Polémiquant contre Jaurès, Bernstein nie précisément cet axiome du «sens commun.»
Je ne nie nullement la nécessité d’une fin directrice ; mais le point sur lequel j’avoue franchement que je diffère de M. Jaurès est celui-ci : pour moi le socialisme est plutôt un moyen qu’une fin. C’est à l’avenir de décider quelles formes et aussi quel degré de communisme seront, dans chaque période historique, nécessaires pour assurer la plus grande somme de bien-être matériel et moral.10
En affirmant que le socialisme peut certes développer une «science» de l’état historique présent, mais qu’il n’est plus, comme programme projeté sur l’avenir, qu’une aspiration morale, Eduard Bernstein s’attaque à l’axiome fondamental du marxisme tel que le comprend la plupart des tribuns de l’Internationale. Rosa Luxemburg le lui fera bien sentir. Si le matérialisme historique n’énonce pas des lois nécessaires, raisonne-t-elle dans Sozialreform oder Revolution, alors le communisme n’est pas fatal et dès lors le socialisme n’est plus qu’une idéologie, une conjecture, une postulation morale dont on peut discuter si elle est réalisable ou souhaitable. Que serait un «mouvement» dont le «but» serait chimérique ou gros d’antinomies? C’est bien ce que Bernstein disait, mais Luxemburg avait raison de sentir que l’essentiel de son marxisme à elle se trouvait ruiné par ce «révisionnisme.» En renvoyant aux vieilles lunes les plans collectivistes, Bernstein exigeait des partis ouvriers une mise en accord de leur rhétorique et de leur pratique quotidienne qui eût ruiné le socialisme «révolutionnaire» puisque celui-ci ne prospérait que de cette discordance.
Leur influence serait bien plus grande qu’elle n’est aujourd’hui, concluait-il, si la démocratie socialiste avait le courage de s’émanciper d’une phraséologie réellement surannée et de vouloir paraître ce qu’elle est en réalité aujourd’hui : un parti réformiste, démocratique, socialiste.11
Le refus de toute spéculation sur le but final, de tout programme esquissant la société post-révolutionnaire, le soupçon qu’il y avait d’ailleurs «de l’utopie» chez Marx12, que la prétention du «socialisme scientifique» de tracer scientifiquement un projet de société collectivisée était une imposture, ce refus et ce soupçon ont été le propre d’une frange de dissidents intérieurs, antagonisant radicalement les doctrines officielles, les «décisions des Congrès», les orthodoxies établies : «révisionnistes» comme Bernstein ou comme l’italien Saverio Merlino, intellectuels français de la «nouvelle École», Georges Sorel, Édouard Berth, H. Lagardelle qui ont professé un agnosticisme raisonné sur les «fins dernières», qui ont entrepris de «décomposer» (selon le terme de Sorel)13 le marxisme et n’ont voulu voir la réalité du socialisme que dans les luttes de classe, répétant que tout programme pour l’avenir ne pouvait être que fantaisie et absurdité, que la «science de l’histoire» n’était aucunement une science prédictive. Eux aussi, tant qu’à faire, pouvaient citer Marx. Celui-ci avait un jour écrit : «qui compose un programme pour l’avenir est un réactionnaire.»14 Les arguments pragmatiques ne manquaient pas : il est déjà très difficile de raisonner, en rigueur sociologique, sur le présent, que pourrions-nous savoir de l’avenir, «le capitalisme ayant encore de longs jours à vivre»? (dans ce passage G. Sorel se dissocie encore d’un thème officiel de la propagande socialiste, celui de l’imminence de la crise finale).15
L’anticipation utopique n’était pas seulement ressentie par la «nouvelle École» comme ridicule, mais aussi comme dangereuse, susceptible d’égarer et d’illusionner. «Il y a des morts qu’il faut qu’on tue», et «l’utopisme qu’on croit toujours mort renaît toujours, tel Protée»16, écrit É. Berth. Turati, S. Merlino en Italie, Berth, Sorel, Lagardelle, mais aussi Eugène Fournière me semblent avoir vu le danger de ces utopies socialistes, pas si innocentes. Il ne s’agissait pas seulement d’alimenter l’espoir du prolétariat militant, pas seulement de préciser le «but final» et d’éviter que le mouvement soit accusé de ne pas savoir où il allait. On pouvait y lire, à travers une idéalisation de l’État omniprésent et bienveillant, à travers ces rêves de bouleversement à coups de décrets, à travers ces conjectures d’organisation rationnelle et productiviste de tout le système social, une rêverie de futurs dirigeants, le travail anticipé de légitimation d’une future classe régnante de l’appareil d’État où les idéologues socialistes voyaient déjà leur place assignée. Le mythe d’une transformation à vue de tout le social exprimait l’idéologie en gestation de la future bureaucratie collectiviste. «Un trop grand nombre de nos amis, écrit Fournière, attendent le miracle qui leur donnera le pouvoir suprême et leur permettra de transformer la société tout d’une pièce, par la dictature du prolétariat, à quelques centaines de têtes sous le bonnet rouge où elles s’entre-dévoreraient fraternellement.»17 Cette suggestion frappante d’Eugène Fournière en 1900, je la retiendrai dans mes conclusions (voir Chapitre 25). Je ne veux pas anticiper sur cette analyse. Je note cependant — cela n’éclaire pas le problème — que le refus raisonné de toute spéculation sur le but final, refus dont ce livre montrera en somme combien il était perspicace, rationnel et justifié, ne semble avoir été conduit jusqu’au bout que par des idéologues comme Georges Sorel, puis comme Henri de Man dont la critique du marxisme et (on tend à les confondre) du socialisme orthodoxe a fait aboutir personnellement au fascisme. Sans chercher à expliquer cette dérive et sans esprit de provocation, c’est dans la fameuse Psychologie des Sozialismus (1929) de De Man que je trouve l’expression la plus lucide du refus du socialisme comme programme d’anticipation:
Tout ce que nous pouvons savoir du socialisme, c’est ce qu’il est dès à présent. (…) Aucun jugement de valeur sur un mouvement social ne peut se déduire du but final qu’il poursuit. (…) C’est par une erreur de perspective de notre volition que nous extrayons en quelque sorte le socialisme des actions du mouvement présent pour le reporter comme “but” dans l’avenir.18
Ë «Le Collectivisme n’est pas une utopie»
«Le collectivisme n’est pas une utopie. Il prend racine dans le terrain des faits économiques», écrit le guesdiste Compère-Morel.19 Il nous donne ainsi la clé du paradoxe apparent auquel nous heurtions depuis quelques pages. Pourquoi les publicistes des partis socialistes peuvent-ils se sentir autorisés à rédiger des programmes détaillés de la société future, des utopies? Eh bien, justement, parce que le collectivisme n’est pas une utopie! Il est un «fait» scientifique ; dans son principe et dans ses grandes lignes, il est une «nécessité» scientifique qu’on peut alors compléter avec le programme réalisable des socialistes une fois qu’ils auront en mains les leviers économiques et sociaux ; le tout donne un exposé entièrement positif et rationnel, mi-savoir prospectif mi-projet, «scientifique» comme le sont une théorie démontrée et une technique d’application basées sur les faits et les lois. August Bebel avait reconnu que les socialistes ne pouvaient certes pas montrer leur société idéale, mais que les chrétiens ne pouvaient pas non plus représenter cette «vie future» dont ils parlaient sans cesse.20 Curieuse rétorsion! En fait, Bebel s’était hâté de combler le vide : son grand ouvrage Die Frau est en partie un tableau détaillé du bonheur social futur …
Ceux mêmes qui reconnaissent l’autorité de Marx trouvent qu’il a mis «de l’excès» à protester contre les plans de société nouvelle. C’est ce que pense et qu’écrit Jaurès.21 Il préface donc et approuve La Société collectiviste d’Henri Brissac (1895) avant d’écrire lui-même une Organisation socialiste de l’avenir et plusieurs autres essais de même nature. Il le rappelle avec regret : «Marx s’est toujours refusé, etc.», mais cela ne doit pas empêcher, ajoute-t-il, d’étudier «la profonde évolution organique qui aboutira à l’élimination du régime capitaliste.»22 Jaurès préface encore le livre de Lucien Deslinières en 1899, livre dans la ligne jaurésiste, et il s’y réclame de l’autorité de Kautsky. Il n’y a donc pas de paradoxe: les anciens socialistes étaient utopiques ; «le collectivisme marxiste étant scientifique», les tableaux du régime futur doivent l’être aussi! Auguste Chirac met sa Prochaine Révolution sous l’invocation du «socialisme scientifique.»23 Si la science de l’histoire est «mathématiquement» rigoureuse, l’avenir peut s’en déduire, affirme l’idéologue du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire, Arcès-Sacré :
Les principes qui constituent les lois du socialisme s’enchaînent les uns aux autres ; ils forment une succession harmonique, une sorte de tissu serré. Les conséquences se déduisent mathématiquement des principes antérieurement posés et admis de tous comme irréfutables.24
Karl Kautsky en décrivant la société Am Tage nach der sozialen Revolution (1903), admet tout au plus qu’il pourra y avoir des discordances de détail entre le paradigme qu’il extrapole et la réalité future concrète : «Nous pouvons arriver à des résultats qui diffèrent de ce qui se passera en réalité comme les lois de la gravitation différent de la chute effective de divers corps.»25 L’Autrichien Anton Menger écrivait en 1886 :
Je considère l’exposé d’un état social parfait non seulement comme tout à fait scientifique, mais même comme indispensable. 26
Seul Sorel semble avoir sursauté devant cette assertion qui se trouve à la première page de la traduction du Droit au produit intégral du travail en 1900 :
Il est évident qu’en Autriche on entend encore le mot scientifique dans un sens archaïque qu’on ne lui connaît plus en France ; il n’existe aucun moyen de produire un pareil tableau sans tomber dans les fantaisies ou même dans l’absurde.27
Ce n’est pourtant pas dans ce sens ancien que Kautsky considère ses projets de société future comme «wissenschaftlich» à la lumière du marxisme. Il faut distinguer, écrit-il, songes ou simples hypothèses des «tentatives faits pour rechercher la direction que prendra l’évolution économique dès que le principe socialiste aura été substitué au principe capitaliste», tentatives que produisent des «recherches nullement oiseuses.»28
Les ouvrages dont je vais faire l’analyse reçoivent donc l’estampille de la scientificité. Il suffit d’y préciser qu’ils ne veulent pas être des prophéties, mais qu’ils délimitent les champs du fatal, du probable et du souhaitable. «Nous ne disons pas voilà ce qui sera, mais voilà ce qui pourrait être.»29 Tous nos auteurs protestent qu’il n’ont rien inventé de fictif ou de subjectif : «Ce n’est pas le produit de mon imagination, ce n’est que l’adaptation à l’économie collectiviste qui triomphera un jour d’éléments empruntés à la vie contemporaine.»30 On peut donc dire, conclut Ernest Tarbouriech, «la Société future sera ceci … à moins qu’elle ne soit mieux encore.»31
ËUn plan déterminé
La raison d’être des tableaux du collectivisme dans le système doctrinaire du mouvement socialiste relève cependant d’une autre logique : la dénégation du caractère «utopique» de ces écrits ne fait qu’en exprimer la légitimité. La doctrine socialiste se présente comme un discours total qui englobe le passé, le présent des luttes et l’avenir de la révolution prochaine et de l’instauration d’une société sans classes. Dans ce vaste récit argumenté, le tableau de «la Sociale», la peinture du «but final» forment un plan d’avenir, assuré et mobilisateur, qui vient compléter les récits de l’exploitation et des combats contre la bourgeoisie. La critique du capitalisme ne forme que la pars destruens d’une organisation discursive qui doit se conclure par un programme qui ait réponse à toutes les questions et remède à toutes les misères et injustices. Le tableau du collectivisme prochain complète donc comme pars construens la critique du capitalisme et la promesse d’une révolution ultime, culmination catastrophique des luttes en cours.
«On ne détruit que ce qu’on remplace», avait dit Danton. C’est cette logique qui justifie au fond le mieux la prolifération de projets collectivistes. Il faut montrer aux masses à convertir que le socialisme est constructif, que la révolution ne sera pas une crise qui détruira la classe exploiteuse sans avoir prévu la façon précise dont elle instaurera la justice et procurera l’abondance après avoir brisé les chaînes des exploités. Les doctrinaires socialistes s’attellent à des exposés détaillés du collectivisme pour contrer ce qui demeure de tendances blanquistes de la revolution for the hell of it. Dans cet esprit, la prévision détaillée du But n’est pas rien en effet ; elle est nécessaire, elle est exigée par les militants «sérieux.» Jaurès justifie son Organisation socialiste de l’avenir en invoquant le sens des responsabilités qui anime le parti révolutionnaire : «J’ai voulu montrer que nous ne serions pas, que nous ne voulions pas être un parti de négation, que nous voulions proposer la solution positive du problème social, telle qu’elle nous apparaissait.»32 Tâche stratégique des jaurésiens, des guesdistes, des kautskystes contre les meneurs violents qui ne parlent que de tout révolutionner, de tout détruire et épouvantent ainsi à la fois les bourgeois et les ouvriers.
Certains socialistes éprouvent de la «répugnance», admet-on, à discuter de ce qui se passera dans l’avenir.33 Le socialisme cependant ne peut en rester aux «formules vagues» ; il lui faut «codifier l’organisation future»34 car il en a toujours déjà dit trop : tous les programmes officiels des partis contiennent quelques paragraphes qui ébauchent le radieux avenir qui attend l’humanité ; il est normal que les militants demandent ce que recèlent exactement ces formulations. La propagande fait vibrer les masses avec des formules, — «abolition du salariat», «à chacun selon ses besoins», «émancipation des travailleurs», «socialisation des moyens de production», «pas de revenu sans travail» … On ne peut admettre que ce soient là des formules abstraites et vides. Il faut qu’elles soient la synthèse de plans tout à fait concrets et disponibles à qui veut les connaître. «Le programme des divers groupements du parti ouvrier (…) contient une critique de la société actuelle, une énumération des réformes transitoires et une indication sommaire des bases de la société future, c’est-à-dire du collectivisme.»35 L’intellectuel de parti a ici une tâche toute tracée qui va le montrer contribuant à la science socialiste : transformer ces indications sommaires en des programmes détaillés. L’idéologue hollandais H. Van Kol le dit à sa façon : il est urgent de compléter Marx.
Ce qu’un Marx a fait pour la critique de la société capitaliste, un autre devra le faire pour le programme du socialisme (…) Nous ne pouvons engager les générations futures ; mais cependant nous sommes obligés d’accepter un plan déterminé d’après lequel nous travaillerons.36
L’idéologue répond dès lors à la demande militante. Beaucoup réclament d’ores et déjà un programme de la société post-révolutionnaire, note Karl Kautsky, et cette exigence est le bon sens même :
Aucune personne raisonnable ne voudrait commencer à édifier une maison avant que son plan tout entier fût terminé et approuvé par les gens compétents.37
Si les doctrinaires précisent tous, prudemment, qu’ils ne peuvent prévoir «dans le détail, exactement» ce qui se passera,38 ils justifient la peinture du «but» comme indispensable à l’action, mobilisatrice et roborative. Le sentiment de l’imminence de la chute du capitalisme, sentiment instillé dans les esprits par la propagande même, ajoute au mandat de décrire le prochain avenir un élément d’urgence. «À présent que l’idée socialiste approche chaque jour davantage de sa réalisation», il est temps que les détails s’en précisent, écrit A. Menger.39 «N’avons nous pas montré plus de zèle à condamner le passé qu’à éclairer l’avenir? Eh bien, maintenant que la victoire est proche, c’est vers l’avenir que nous devons diriger nos regards. (…) Nous ferions preuve de peu d’intelligence si nous ne discutions pas dès à présent de ce que les travailleurs auront à faire lorsqu’ils entreront en possession des moyens de production.»40 Le socialisme à la fin du siècle veut rallier les tièdes, il veut rassurer ceux qui refusent de faire un saut dans l’inconnu. Et puis le tableau de la société juste, du bonheur prochain enivre les foules qui en redemandent. Jaurès qui a souvent tracé de tels tableaux, leur attribue une fonction pédagogique, consolante et stimulante ; il précise en ces termes l’usage qu’il conçoit pour son Organisation socialiste :
Nos propagandistes doivent s’en servir dans toutes les réunions de groupes. C’est une mine presque inépuisable de discussions saines et réconfortantes. Surtout, faites lire aux adversaires, à ceux qui nient la possibilité d’une meilleure organisation sociale par le collectivisme.41
Dans l’Encyclopédie socialiste de la S.F.I.O. (1910-), Sixte-Quenin montre la description du collectivisme réalisé comme une pièce indispensable de la propagande :
Il n’est pas un militant socialise qui n’ait été à même de constater l’importance extrême que pouvait avoir pour la diffusion de l’idée socialiste la possibilité pour le propagateur de cette idée d’indiquer, le plus exactement possible, dans quelle condition pourrait fonctionner le mécanisme socialiste et quels effets il produirait.42
Le capitalisme n’a que des tares, mais il a un avantage aux yeux des hésitants : celui d’exister. Il est donc utile de montrer que le socialisme n’est pas un «construction idéale», mais un programme logique et fatal qui découle de l’analyse de la production moderne.43 On ne sait le jour ni l’heure de la révolution, mais on sait qu’elle approche et qu’il faut se tenir prêt. Prêt à «substituer de toutes pièces» le collectivisme au capitalisme le jour où le parti exercera le pouvoir.44 Il faut que les socialistes aient, en quelque sorte, les premiers décrets dans leurs poches et que les institutions collectivistes «soient préparées d’avance.»45 On prévoit des «difficultés» et il faudra empêcher que le capital dépossédé ne tire parti de ces difficultés transitoires pour organiser la contre-révolution :
Nul ne paraît songer aux difficultés qui surgiront après la conquête du pouvoir et qui seront insurmontables si on n’en a pas préparé d’avance la solution.46
Le mouvement socialiste accepte dans son discours une incertitude : il ne peut avoir que le «pressentiment» de la révolution, il doit attendre que la situation mûrisse sans fixer de date. Par contre, il peut et doit dire quel programme les socialistes appliqueront et pourquoi, — en supposant acquises les conditions minimales (!) de paix intérieure et extérieure, — ce programme sera la panacée sociale. L’interdit mis sur l’utopie conduisait à une aporie : il fallait dire que le socialisme ferait le bonheur des travailleurs sans préciser pourquoi ni comment …
Sans perdre le «contact avec la réalité», il est bon, d’autre part, que le militant ne reste pas rivé aux catégories historiques du monde bourgeois.47 Programmer l’avenir est un «excellent exercice de la pensée.»48 Il permet de se poser des questions, de résoudre des objections…49 Les idéologues hésitent entre deux justifications ; l’une tout à fait pragmatique : être prêt à tout événement, avoir prévu les difficultés ; l’autre spéculative : montrer non pas ce que le socialisme fera, mais en quoi il est réalisable et excellent, en décrire «les immenses avantages»50 ; prouver par là, — autre moyen de rassurer, – que dans son excellence bénéfique, il ralliera sans peine les couches profondes du peuple, et les paysans, et les petits bourgeois. Il fera le bonheur de tous et il le fera de façon simple, rapide, harmonieuse :
Ce plan est simple et concis. Il est réalisable. Les rebelles aux idées sociales nous taxent de rêveurs, d’utopistes et s’il nous est difficile d’atteindre pacifiquement le but entrevu, l’application de nos idées se fera par la force des choses au lendemain de la révolution victorieuse.51
Les tableaux du collectivisme sont dès lors tout à la fois : le programme que le socialisme s’engage à réaliser ; la démonstration positive que le principe collectiviste est «supérieur», qu’il fera le bonheur de l’humanité par des mécanismes logiques et faciles ; que seul le collectivisme est capable de supprimer les maux sociaux, qu’il donnera de meilleurs résultats non seulement en faisant régner la justice égalitaire, mais économiquement, civiquement, moralement. Ils sont aussi la réfutation systématique d’une masse d’objections récurrentes qui, depuis 1848, se sont accumulées contre le socialisme révolutionnaire, concédant d’ordinaire certains «défauts» du capitalisme pour conclure que le collectivisme serait pire et fatalement pire à tous égards (voir chapitre 3).
Les tableaux du collectivisme ont un double destinataire : les exploités hésitants qu’il faut entraîner et convaincre, ceux qui ne connaissent le socialisme que par les «caricatures» de ses adversaires, et les «oiseaux de malheur» bourgeois, les réactionnaires, les libéraux, les réformistes de tous genres qui, alternativement, attaquent le socialisme collectiviste comme un rêve de songe-creux et comme un projet absurde qui ne se réaliserait que par une oppression inconnue jusqu’alors, apportant la misère et la ruine. Répondre à ces objections et à ces prédictions de mauvaise augure fait de l’intellectuel socialiste l’avocat de la bonne cause face aux procureurs de la bourgeoisie, aux détracteurs de l’«idéal» prolétarien. Cela le pose en interlocuteur résolu des économistes, des sociologues bourgeois. «Nos adversaires prétendent que notre victoire nous mettrait en face de problèmes insolubles» : Kautsky et les autres doctrinaires se mettent en devoir de réfuter ces sortes d’objections.52 De même, Émile Vandervelde dans son Collectivisme prétend répondre à «l’objection même que l’on fait au collectivisme: omnipotence de l’État, transformation de tous les citoyens en fonctionnaires, esclaves du pouvoir central, suppression de l’initiative individuelle, destruction de la liberté, anéantissement de tout ce qui fait le charme et la beauté de la vie.»53
Réfuter les objections «bourgeoises» et en triompher : rien ne peut mieux valoriser l’intellectuel de parti comme paladin de la Cause ouvrière. Mais il s’agit aussi – on le souligne moins – de réfuter des adversaires aussi tenaces mais plus proches, des adversaires qui disputent aux collectivistes à l’intérieur du camp ouvrier la juste doctrine : les anarchistes d’abord, inlassables dénonciateurs du «socialisme de la caserne» et des «autoritaires» ambitieux, et les mutuellistes, les réformistes, les
«révisionnistes», gens de gauche, «compagnons de route» avant la lettre, qui se réclament du socialisme mais, peu nombreux et peu écoutés, ne se lassent pas de dénoncer au nom de la classe ouvrière, au nom des «principes» mêmes, ce qu’ils voient eux aussi de liberticide, de tyrannique, de facteur de stagnation et d’exploitation d’un nouveau genre dans le programme collectiviste.54
Avant de procéder à l’analyse des tableaux collectivistes, d’en examiner la genèse et les variantes, de les inscrire dans la doctrine générale de la Deuxième Internationale, il convient d’esquisser l’historique de cette production théorique, de chercher à identifier ces idéologues qui ont contribué à la formation de cette vulgate ; il faut reconstituer aussi le corpus d’objections qui se sont accumulées entre 1889 et 1917 contre les idées collectivistes.
Notes
Ë Les références dans ces notes sont réduites à «Auteur, date, page(s)» chaque fois qu’elles renvoient à un titre de la bibliographie primaire, ou à un titre de la Bibliographie II, «Quelques ouvrages critiquant les doctrines…» [auquel cas la référence est suivie de la mention (B.2)] ou enfin à un des «Autres ouvrages cités» (=B.3).
- Le corpus sur lequel cet ouvrage est établi est composé d’abord de tous les textes qui tracent un tableau du collectivisme, de la société am Tage nach der sozialen Revolution, en partant des années 1880 jusqu’à la Révolution de 1917. On remonte un peu avant 1880 pour recueillir quelques écrits (Manifeste communiste, Bebel, Schäffle notamment) qui ont servi de modèles et ont été légitimés par les conjectures ultérieures. Ces textes forment la «Bibliographie primaire.» J’y ajoute le dépouillement des programmes des partis européens (dans les passages qui traitent du «but final») et l’étude des débats sur ce thème dans les congrès socialistes entre 1889 et la Guerre mondiale. J’ai en outre dépouillé systématiquement l’ensemble de l’imprimé socialiste de langue française, – livres et périodiques, – sur deux coupes de deux années chacune : 1889-1890 et 1907-1908. Il n’est pas établi de bibliographie pour ces dépouillements-ci ; on trouvera les références sommaires en notes. La «Bibliographie II» comporte, d’autre part, les livres qui discutent (et généralement attaquent globalement) le programme socialiste collectiviste et révolutionnaire «de l’extérieur», livres d’idéologues conservateurs, économistes libéraux et autres universitaires «bourgeois», mais aussi «socialistes de la chaire» et politiciens de gauche radicale qui peuvent se dire socialistes, mais qui refusent cependant le projet collectiviste. – 2. A. Blanqui, Critique sociale, I (Paris, 1881), 193. – 3. P. Leroy-Beaulieu, éd. 1909, 4 et 457 (B.2). – 4. Jaurès in Petite République, 4.3.1899, 1. – 5. Parti ouvrier, 18.5.1890, 1. – 6. Bernstein 1899 (B.3). – 7. «Problèmes du socialisme», Neue Zeit, 1896. – 8. Jaurès, préf. à Deslinières, 1899, II. – 9. Jaurès,