LE SOCIALISME


  LE SOCIALISME

Le terme « socialisme » désigne l’ensemble des idées et des doctrines politiques qui, depuis le début du XIXe s., projettent de mettre fin aux injustices sociales engendrées par le capitalisme industriel et financier, et de changer la société dans le sens d’une plus grande égalité. Par extension, il désigne aussi les mouvements divers qui portent ces idées dans l’arène politique, ou encore l’organisation politique, sociale et économique censée créer la nouvelle société égalitaire. La pensée socialiste naît en même temps que l’économie industrielle, au moment où le développement du capitalisme et la transformation des systèmes de production et d’échange contribuent à accroître les écarts de richesse entre la bourgeoisie, détentrice du capital, et une classe ouvrière soumise à des conditions de vie particulièrement dures. Le socialisme est aussi l’héritier de la Révolution française de 1789 qui, en dépit de son inspiration libérale, a puissamment contribué à renforcer l’aspiration à l’égalité dans de nombreux pays d’Europe.
Les idées socialistes se renouvellent tout au long des XIXe et XXe s., en prise avec les grandes mutations sociales et économiques, avec les transformations politiques affectant les Etats, ainsi qu’avec l’évolution des relations internationales. A chaque période de l’histoire, les projets socialistes se déclinent en effet de différentes manières, donnant lieu à des « expériences nationales » originales, influencées par le contexte socio-historique et par la configuration des forces politiques. Au sein même de chaque pays, des conceptions concurrentes s’affrontent à gauche, sur les terrains idéologique et partisan. Il est donc bien difficile, dans l’écheveau des idées et des théories qui se réclament du socialisme, d’isoler un socle doctrinal inaltérable et d’identifier une seule « famille politique » : l’histoire intellectuelle du socialisme doit inévitablement accepter le principe de la diversité des courants et des sensibilités qui s’en réclament. Le combat contre les inégalités de classe, socle fédérateur des socialismes Les doctrines socialistes se conçoivent avant tout comme des doctrines de combat : elles ont pour objectif de renforcer la lutte contre les injustices que fait peser la société industrielle sur les classes les plus modestes. Des années 1830 aux années 1950, l’antilibéralisme constitue le point de ralliement des théoriciens socialistes. Ceux-ci condamnent à la fois le modèle économique fondé sur le profit et les principes du gouvernement représentatif moderne. Pour eux, la Révolution de 1789 a certes ouvert la voie de la liberté en rompant avec l’héritage de la société d’Ancien régime, figée dans les hiérarchies et les privilèges aristocratiques. Mais sa portée historique est restée limitée, car elle a profité essentiellement à la bourgeoisie.
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Avantagée par sa richesse et sa position sociale, cette dernière a créé ses propres privilèges en prenant le contrôle des institutions étatiques et en assujettissant les couches les plus modestes à l’outil de production. Les socialistes mettent fondamentalement en cause, à cet égard, l’individualisme philosophique hérité de la Révolution française, notamment la conception des droits centrée sur l’idéal de liberté. En valorisant l’individu égoïste et en l’isolant du reste de la société, la pensée de 1789 serait en effet incapable de penser les rapports sociaux sous l’angle de l’égalité et de la fraternité.
Les socialistes ont deux cibles principales. Ils s’élèvent tout d’abord contre le « capitalisme » qui domine la société industrielle, c’est-à-dire le système de production et d’échange fondé sur les règles du marché et la propriété privée. En poussant à la recherche permanente du profit, le capitalisme favorise l’enrichissement d’une minorité détentrice du capital (employeurs, propriétaires, financiers et rentiers) qui construit sa puissance par l’exploitation économique des travailleurs. Les socialistes s’élèvent ensuite contre « l’Etat bourgeois » et son mécanisme central, le parlementarisme. Le mécanisme représentatif, en introduisant le filtre des élections, empêche en effet les classes populaires, démunies de ressources sociales, d’accéder aux positions de responsabilité politique. Il assure à la bourgeoisie le contrôle de l’Etat et empêche la formation d’une réelle démocratie populaire.
La critique des thèses libérales constitue donc bien le socle fédérateur des socialismes. Les intellectuels socialistes n’hésitent pas, néanmoins, à imaginer les règles de la nouvelle société égalitaire qu’ils souhaitent édifier. Leurs projets sont bien évidemment d’une grande diversité. Mais on peut entrevoir quelques lignes de fond. Les doctrines socialistes visent tout d’abord la réalisation d’une société où règnerait un haut degré d’égalité et où les règles de solidarité mettraient définitivement fin à l’égoïsme des individus, aux discriminations, à la pauvreté et à la violence. Ensuite, jusque dans les années 1950, les doctrines socialistes entendent pour la plupart mettre fin à la propriété privée (ou la réduire significativement), faire disparaître les règles du marché, substituer la solidarité au profit (comme principe de l’échange économique) et créer des systèmes d’association ou de coopération assurant à tous les travailleurs des revenus décents et des conditions d’épanouissement professionnels. Dans leur majorité, les théoriciens socialistes, depuis Proudhon et Marx, privilégient une approche économique des questions politiques (même si de nombreux socialistes considèrent la réforme des institutions de gouvernement comme une étape nécessaire). Ce sont en effet les règles du capitalisme qui, pour ces auteurs, contribuent au maintien du système de domination de la bourgeoisie sur le monde du travail. Enfin, d’une manière générale, les idées socialistes connaîtront un phénomène d’altération durant la seconde moitié du XXe s., en suivant des rythmes et des temporalités variables. En Europe, les intellectuels de gauche abandonneront lentement leur visée révolutionnaire, tandis qu’un peu partout dans le monde, les idéologies d’inspiration marxiste-léniniste disparaîtront — sauf quelques exceptions — avec la chute du mur de Berlin (1989) et l’effondrement des derniers régimes communistes. Les socialismes à l’épreuve du temps Le terme « socialisme » apparaît dans les années 1830 sous la plume d’auteurs (P. Leroux, R. Owen) désireux de lutter contre la misère sociale par la réforme en
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profondeur du système de production et d’échange industriel. Les « socialistes utopiques » (R. Owen, C. Fourier, E. Cabet) — tels qu’ils seront qualifiés plus tard par Marx — tentent de combattre les inégalités par la mise en place de projets communautaires fondés sur l’association volontaire de travailleurs et la répartition équitable des richesses. Pour eux, l’industrialisation en cours constitue une chance pour les catégories les plus modestes, dès lors qu’elle est organisée selon des règles faisant prévaloir la solidarité sur le profit individuel. D’autres socialistes (P. Leroux, L. Blanc, Ph. Buchez) ont une approche différente : ils souhaitent un changement d’institutions politiques et envisagent l’instauration d’une « république sociale » capable de proclamer à la fois le suffrage universel masculin et des droits économiques et sociaux pour tous les travailleurs. Ils seront les principaux artisans de la révolution de 1848. L’échec de la 2nde République provoque en France une radicalisation de la critique du capitalisme. Les socialistes s’éloignent alors des solutions « politiques », jugées inefficaces, et s’attaquent prioritairement à son ordre économique, considéré comme le véritable terreau de la domination bourgeoise. P.-J. Proudhon jette les bases d’un « socialisme libertaire » hostile à toutes les structures d’autorité (Etat, Eglise, manufactures) et prônant une économie « mutuelliste » organisée autour d’associations de travailleurs libres et décentralisées. Au même moment, K. Marx et F. Engels, soucieux de donner une orientation théorique au mouvement ouvrier, s’attèlent à l’édification d’un « socialisme scientifique ». Leur doctrine fait de la « lutte des classes » le moteur de l’Histoire. Le rôle historique de la classe ouvrière est de précipiter le déclin du système capitaliste, avant même qu’il ne soit victime de ses contradictions internes. Le prolétariat a en effet pour tâche de mener la révolution mondiale et d’établir une « société sans classe » libérée de l’Etat, de la violence et des inégalités, grâce à la collectivisation des moyens de production et au contrôle de l’économie par la planification. La pensée de Marx exerce une influence considérable sur le mouvement ouvrier en Europe à la fin du XIXe s. Elle fait néanmoins l’objet d’interprétations variées et de nombreuses adaptations théoriques en fonction des contextes nationaux et des enjeux du moment. Certes, le « marxisme » ne séduit pas toutes les organisations ouvrières : le travaillisme britannique adopte une doctrine modérée qui refuse toute référence au Capital, tandis que sur le continent, le succès des théories anarchistes provoque la formation d’un courant « anarcho-syndicaliste » hostile aux compromis avec les partis ouvriers. Mais, d’une manière générale, une majorité d’intellectuels et de militants voient dans la théorie de Marx l’inspiration centrale du socialisme.
Les courants socialistes européens se divisent en fait, dès la fin du XIXe s., en deux grandes sensibilités qui se maintiendront tout au long du XXe s. La première défend la voie révolutionnaire. Ses partisans (K. Kautsky, R. Luxemburg, J. Guesde, G. Lukács, Lénine, L. Trotski, A. Labriola) prônent la rupture radicale avec la société bourgeoise. Ils estiment que seule la violence est « accoucheuse de l’histoire ». Ils dénoncent tous les artifices démocratiques (suffrage universel, élections, lois sociales) destinés à étourdir le peuple et à le détourner de ses véritables intérêts. La seconde sensibilité soutient la voie de la réforme. Pour la plupart, ses adeptes reprennent les idées de révolution prolétarienne et de lutte des classes. Mais ils contestent ouvertement l’usage de la violence (E. Bernstein, V. Adler, G. Plekhanov, P. Brousse, J. Jaurès). Ils considèrent que des aménagements du système capitaliste (limitation des règles du marché, redistribution des richesses,
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reconnaissance des droits sociaux) peuvent conduire à éliminer, par étapes, les germes de l’exploitation bourgeoise. Ils estiment que des rapprochements tactiques peuvent être engagés avec les partis bourgeois progressistes, afin de gagner les élections et, par la réforme des lois, répandre les principes du socialisme dans la vie économique et politique. Le socialisme réformiste gagne du terrain en Allemagne, en France, en Autriche et en Europe du Nord au début du XXe s. Il débouche sur des expériences nationales originales (social-démocratie allemande, travaillisme britannique, austro-marxisme autrichien, socialisme indépendant français).
La Révolution bolchevique de 1917 a des effets considérables sur l’évolution du socialisme européen. Non seulement elle se conclue par la première tentative d’application politique du marxisme à l’échelle d’un pays, mais elle provoque un peu partout des scissions au sein des partis ouvriers. Elle fait connaître au monde entier la pensée « marxiste-léniniste », synthèse des principes révolutionnaires du Capital et des thèses de Lénine sur la dictature du prolétariat, les fondements de l’Etat socialiste et le rôle directeur du parti. C’est sur le terreau du marxisme-léninisme que se développent le communisme soviétique dans l’entre-deux-guerres, mais aussi des doctrines révolutionnaires concurrentes (trotskisme, maoïsme). En Europe, le succès de la révolution russe conduit à la création de partis communistes, mais provoque aussi la réaction hostile de nombreux socialistes marxistes qui condamnent le bolchevisme (K. Kautsky, L. Blum, O. Bauer). Le refus de souscrire à la IIIe Internationale y renforce d’une manière générale le socialisme réformateur qui, malgré ses ambiguïtés doctrinales et le maintien de la rhétorique révolutionnaire, apparaît de plus en plus acquis aux principes de la démocratie parlementaire.
La bipolarisation du monde après 1947 achève de provoquer le divorce entre marxisme-léninisme et socialisme de réforme. Les communistes suivent une voie indépendante, prenant appui soit sur le modèle de l’Union soviétique (en Europe de l’est), soit sur des « voies nationales » ayant comme seul trait commun la référence à Marx (titisme, castrisme, doctrine des Khmers rouges, eurocommunisme, etc.). Les socialistes acceptant le jeu parlementaire évoluent lentement — certes avec des heurts et des équivoques — vers la reconnaissance de la société libérale. Déjà, dans l’entre-deux-guerres, de nombreux partis socialistes ou sociaux-démocrates s’étaient rangés nolens volens dans le camp du réformisme (Belgique, Pays-Bas, Scandinavie, Autriche, Allemagne, France). Mais c’est en 1959, au congrès de Bad- Godesberg, que le pas est franchi sur le plan doctrinal : le SPD allemand y abandonne ses dernières ambitions révolutionnaires et toutes les références à Marx. Désormais, en Europe de l’ouest, le socialisme parlementaire devient dominant. Il sortira encore renforcé de la découverte des goulags soviétiques.
Les idées socialistes ne résistent guère, dans le dernier quart du XXe s., à l’affaiblissement du mouvement ouvrier et à la montée en puissance des thèses néolibérales. Depuis quelques décennies déjà, les multiples compromis de la social- démocratie avaient largement contribué, dans le contexte de l’Etat-providence, à l’engagement de réformes améliorant la condition ouvrière (reconnaissance des droits économiques et sociaux, développement des mécanismes de protection sociale, redistribution des richesses sous l’égide de l’Etat). La répartition des fruits de la croissance donnait moins de prise à l’idée de révolution. Mais le ralentissement économique des années 1970, le tournant néo-libéral des années 1980, puis la mondialisation des marchés économiques et financiers des années 1990, portent un
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coup définitif au modèle social-démocrate de l’après-guerre, en faisant perdre aux Etats tout contrôle sur les économies nationales. Ces évolutions favorisent l’émergence d’un « socialisme libéral » qui, à l’image des thèses du New Labour britannique, apparaît de moins en moins apte à incarner la lutte pour l’égalité, à force de ne plus opérer de hiérarchie entre le capital et le travail. Concurrencé sur le terrain des idées par les mouvements associatifs de la gauche radicale, le socialisme apparaît condamné aujourd’hui à la recherche d’un nouveau modèle doctrinal.


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