Droit des affaires : les entreprises plus strictes sur le choix de leurs avocats-conseils
LE SECTEUR TOURNE À 25% DE SON POTENTIEL. LES CABINETS GÉNÉRALISTES CONTRAINTS DE SE SPÉCIALISER. LA NATURE OUVERTE DE L’ÉCONOMIE MAROCAINE FAVORISE L’INSTALLATION DES CABINETS ÉTRANGERS.
Les rapports entre les directions juridiques internes des entreprises et les cabinets de conseil et d’accompagnement en droit des affaires ne sont plus ce qu’ils étaient. En 15 ans, leur évolution a été portée par la mutation des besoins, et la nécessité de répondre à des exigences de plus en plus complexes. «Depuis l’arrivée des cabinets anglo-saxons, la spécialisation a pris de l’ampleur», explique Axel Jurgensen, associé et responsable Afrique au cabinet Day One. Pour lui, c’est ce qui a transformé durablement le processus de sélection des cabinets. Car, en plus de l’évaluation de leur crédibilité et de leur réputation sur le type d’opérations visé et de l’aspect budgétaire, le processus de sélection des cabinets est de plus en plus souvent assujetti à un scoring sur la base de critères définis et très fouillés. «Cela englobe le background du cabinet et des associés, la composition de l’équipe, leurs spécialités et leurs expériences, la méthodologie d’approche du dossier, les modalités de facturation proposées, etc.», poursuit-il. Un constat partagé par Ghizlane Khachane, associée chez Own Of Africa. Pour elle, «l’implantation des cabinets internationaux au Maroc est un facteur d’émulation indéniable en termes d’expertise, de méthodologie et d’éthique pour les différents acteurs qui opèrent dans le domaine du conseil juridique au Maroc». Lesdits cabinets ont contribué, selon MmeKhachane, à la mise en place d’un cercle vertueux qui a imposé aux conseils locaux de travailler selon les standards internationaux tout en élevant le niveau d’exigence des clients marocains quant à une consommation qualitative du conseil juridique.
Assurément, les avocats n’ont plus le monopole de l’écoute des dirigeants, et la nature verticale des rapports a abandonné le terrain au profit d’une horizontalité qui doit une grande partie de ses fondements au développement de la formation. «Aujourd’hui, le pouvoir a changé de main. L’évolution de la formation initiale et la professionnalisation accrue des juristes en entreprises ont fait que les directions juridiques internes des entreprises traitent désormais davantage d’égal à égal avec les cabinets d’avocats», confirme Axel Jurgensen. Résultat : les directeurs juridiques sont ainsi plus exigeants, notent les performances des cabinets «en se basant sur plusieurs critères d’opérationnalité, d’efficacité et de communication, négocient les modalités de facturation (forfait ou abonnement, parfois cap fee ou blended rate, en lieu et place du traditionnel taux horaire, jugé à raison moins prévisible et moins pertinent car peu indexé à la valeur ajoutée réellement apportée par le cabinet), etc.».
De plus, il est de plus en plus souvent demandé aux cabinets une connaissance accrue et approfondie du domaine d’activité de leurs clients. Bien souvent, les avocats justifiant d’une expérience dans un type de besoin ou un secteur d’activité précis sont privilégiés.
Vers un modèle plus structuré
Les conclusions d’une étude menée récemment par le cabinet Day One auprès de managing partners et de responsables de directions juridiques, portant sur la mutation desdites relations au Maroc, font état d’une implication croissante des départements juridiques internes dans le processus de prise de décision stratégique, l’alignement avec le business de l’entreprise et la gestion des questions de «compliance», d’éthique et d’intégrité. Des enjeux qualifiés comme forts par les directions juridiques approchées. Côté cabinets, les principaux défis identifiés par ces derniers ont trait aux questions de positionnement et de capital humain. Pourtant, les directions juridiques estiment, elles, que les cabinets devraient accorder plus d’importance à la relation clients, à la facturation et à la compréhension du business de leurs clients afin de réduire le décalage entre les offres et les attentes des uns et des autres, et d’adapter les solutions aux besoins réels du marché. Et c’est le traitement de ce décalage-là qui booste aujourd’hui le secteur, et favorise sa mutation vers un modèle plus structuré, avantageant la spécialisation.
D’ailleurs, le responsable de Day One ne s’y trompe pas : «Si je dois résumer l’évolution du secteur à quelques phénomènes majeurs, j’en retiendrai trois : la mise en place progressive de processus de sélection des cabinets d’avocats, adossée à une segmentation –non seulement par spécialisation mais de plus en plus par niveau de valeur ajoutée recherchée–, une systématisation de l’évaluation de la performance des cabinets d’avocats, qui les départage sur des critères précis, et la structuration de politiques de facturation, vers davantage de prévisibilité budgétaire». Pour autant, «le secteur tourne à 25% de son potentiel», note Safia Fassi Fihri, managing Partner de BFR & Associés. Selon elle, les groupes étrangers valorisent l’importance de l’accompagnement et du conseil juridique octroyé par un cabinet spécialisé. Au Maroc, par contre, nous n’en sommes qu’au tout début. Plusieurs entreprises peinent à voir ces cabinets comme des alliés stratégiques capables de prévenir plusieurs des anicroches inhérentes à l’exercice de leurs activités, et même de réaliser d’importantes économies. «Au Kenya, par exemple, plusieurs cabinets d’avocats d’affaires de la place ont plus de 100 avocats, voire le double pour le plus important, et une vingtaine d’associés. Au Maroc, les plus grands cabinets n’ont pas plus de 30 avocats pour 2 à 3 associés», confie la responsable de BFR & Associés.
Efficacité et efficience
Les conclusions de l’étude menée par Day One indiquent également que les directions juridiques attendent des cabinets d’avocats de mieux investir dans la spécialisation. Pour plusieurs spécialistes, cela s’impose comme voie de salut du secteur. «Trop de cabinets au Maroc se présentent encore comme généralistes ou full service. Les directions juridiques, de plus en plus expertes et professionnalisées, souhaitent davantage aujourd’hui se tourner vers les spécialistes d’un domaine, plutôt que de faire appel à un seul cabinet pour tous leurs dossiers», relèvent les analystes.
A l’évidence, la logique du one stop shop ne trouve plus preneur dans un marché où l’effervescence économique impose aux entreprises de maîtriser au maximum leurs environnements. La même lecture peut être faite pour ce qui est de l’efficience dans le traitement des dossiers et dans la gestion de la relation clients. Un critère essentiel de sélection et de rétention des avocats pour les directions juridiques. Les directions juridiques marocaines, consultées dans le cadre de cette étude, estiment qu’il ne s’agit plus seulement d’efficacité, mais d’efficience. Cette notion, plus exigeante, englobe pour les juristes des aspects autres que l’efficacité, tels la compétence en gestion de projet, la bonne connaissance des problématiques des clients et la mise en place de pratiques adéquates visant à fournir non seulement une solution juste et rapide à une problématique juridique, mais également une solution adaptée aux spécificités business du client, pragmatique et fournie à moindre coût. Un enjeu de taille pour les cabinets d’avocats comme pour les directions juridiques vis-à-vis de leurs clients internes, car l’efficience peut être améliorée par la compréhension du business client, de ses enjeux et problématiques sectorielles ; la gestion et l’organisation du capital humain ; et la transformation digitale. «Au Maroc, la spécialisation des conseils juridiques est la conséquence directe de l’essor de certains secteurs d’activité qui nécessitent une expertise spécifique tels que les partenariats public-privé (PPP), les énergies renouvelables, le financement de projets (Project Finance), la finance islamique, les nouvelles technologies (blockchain), etc», explique Ghizlane Khachane, notant que la spécialisation devient également géographique, avec une appétence particulière pour l’accompagnement des investissements des opérateurs marocains sur le continent africain.
La nature ouverte de l’économie du Maroc attire les cabinets internationaux car ils y trouvent une souplesse qu’ils ne connaissent pas dans leurs pays d’origine. Les cabinets étrangers ne peuvent pas plaider, mais ils sont autorisés à conseiller et accompagner juridiquement les entreprises marocaines ou leurs clients étrangers présents au Maroc, alors même que, dans leurs pays d’origine, ils n’en auraient pas le droit. Car à moins de figurer au barreau (ordre professionnel des avocats), aucun juriste, avocat ou autre, n’est habilité à conseiller ou à accompagner juridiquement une personne physique ou morale. Au Maroc, n’importe qui peut conseiller juridiquement un tiers. Une situation que certains professionnels locaux regrettent, mais que la majorité salue, puisque cette souplesse sied au modèle économique national (qui dépend énormément des investissements directs étrangers), et favorise la création de liens entre cabinets locaux et étrangers pour mieux adresser la demande locale et l’accompagnement des entreprises étrangères dans le développement de leurs projets au Maroc.
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