L’art, un véhicule de placement à utiliser avec précaution
LE MARCHÉ DOMESTIQUE EST ESTIMÉ À 800 MDH. L’ART EST UN PLACEMENT AUSSI RISQUÉ QUE LA BOURSE. LES EXPERTS CONSEILLENT DE S’INFORMER SUR L’ŒUVRE CONVOITÉE, PRÉCISÉMENT SUR LA COTE DE L’ARTISTE, LA TENDANCE DE LA QUALITÉ DE SES TRAVAUX ET, SURTOUT, DE DEMANDER LE PEDIGREE DE L’ŒUVRE.
Souvent inaccessible et méconnu du grand public, le marché marocain de l’art a doublé son chiffre d’affaires entre 2009 et 2019, passant de 400 à plus de 800 MDH, en plus du marché parallèle qui pèserait, lui, entre 200 et 300 millions. Assurément, le marché est porteur. Les œuvres d’art, qu’elles soient présentées par des galeries de renom, des maisons de vente aux enchères, des brocanteurs ou de petits commerces, sont aujourd’hui considérées comme des options de placement. Celles-ci sont, certes, conditionnées par la loi de l’offre et de la demande. Il n’en demeure pas moins que la valeur des objets d’art est le fruit de la conjugaison de plusieurs autres variables, dont seuls les artistes et les galeries qui les exposent détiennent le secret. A quel point ces placements sont-ils intéressants pour les acquéreurs ? Comment les prix sont-ils fixés ? Qui décide de la cote d’un artiste ? Et à quel point le marché du faux menace-t-il la pérennité du secteur ? C’est pour tenter de répondre à toutes ces questions que La Vie éco s’est adressée à des artistes, des galeristes et des revendeurs de la place.
Un placement fiable ?
Un tableau peut être accroché chez soi pour être admiré, comme il peut faire office de véhicule de placement qui, suivant l’évolution de l’artiste, peut croître ou décroître. Mais toute œuvre n’est pas forcément «bancable». Pour les différencier, il est utile de se faire conseiller par des spécialistes de l’art, et suivre la cote des artistes. Les galeries d’art sont les mieux placées pour cette tâche.
Youssef Douieb, artiste peintre et fondateur de la galerie Thema Arts, explique à La Vie éco que «la cote d’un artiste est le fruit de facteurs exogènes, à savoir l’intérêt que lui portent les collectionneurs et les amateurs d’art, et endogènes, tels la qualité du travail effectué et les qualités humaines de l’artiste, son niveau de connaissance de l’histoire de l’art et sa capacité de s’exprimer sur son œuvre, la présenter et la défendre». C’est donc l’adjonction de ces éléments qui permet de définir un profil pour l’artiste représenté par la galerie. Cette dernière place ses œuvres dans une fourchette de prix définie suivant son positionnement sur le marché et la perception faite de son art par les acquéreurs effectifs ou potentiels.
Mais la cote n’est pas éternelle. «Tout comme une action en bourse, il arrive que la valeur d’une œuvre d’art vacille. Un artiste coté, qui tombe dans le piège de la demande effrénée et qui s’efforce de la satisfaire aux dépens de la qualité, prend le risque d’être boudé par le marché. Naturellement, sa cote va baisser, et avec elle la valeur de ses œuvres», précise le galeriste, qui ajoute que «la cote est un élément fragile auquel l’artiste et le galeriste doivent accorder toute leur attention. Il y va de leur crédibilité conjointe». Et Youssef Douieb de préciser : «Il arrive parfois qu’une galerie décommande un peintre si ses œuvres n’attirent plus grand monde ou si ce dernier se livre aux ventes directes à des prix extrêmement bas. Il ne faut pas s’étonner ensuite que ses tableaux perdent de l’intérêt».
Ainsi, en décidant de faire un placement dans une œuvre d’art référencée, l’acheteur prend autant de risque qu’un spéculateur boursier car il s’expose à des variables qu’il ne contrôle jamais. Là encore, les galeries d’art structurées préconisent de privilégier les artistes cotés tels Jilali Gharbaoui, Ahmed Cherkaoui, Hassan El Glaoui, Mounir Fatmi, Hassan Hajjaj, Farid Belkahia, Meriem Mezian ou Mahi Binebine dans la peinture, et de s’informer au maximum sur l’œuvre souhaitée, précisément sur la cote de l’artiste, la tendance de la qualité de ses travaux et, surtout, de demander le pedigree de ladite œuvre.
Le faux, un mal qui persiste
Qu’on se le dise, les œuvres d’art qui ont le plus de valeur sont celles portant une signature cotée, et il est extrêmement rare d’en trouver dans des brocantes. Les copies de tableaux référencés et les tableaux inconnus portant une signature connue ou montante gangrènent le marché. Lors de notre enquête, nous avons rendu visite à des commerçants aux quartiers Maârif et Bourgogne de Casablanca, où des revendeurs proposent depuis des années diverses œuvres dont, à l’occasion, des signatures réputées.
Simohamed est l’un d’entre eux. Gérant le commerce de son père, il présente des collections de tableaux qui datent, pour certaines, des années 70. Mais celui qu’il nous propose est tout récent. Tellement récent que la peinture n’a pas eu le temps de sécher correctement. Pourtant, son prix est déjà fixé à 2000 DH. Simohamed achète ses tableaux directement chez les artistes, qui préfèrent les vendre ainsi et s’assurer un revenu immédiat, au lieu de proposer leurs œuvres aux galeries. «Nous margeons beaucoup moins que les galeries, ce qui assure aux artistes une plus grande facilité d’écoulement, et une récurrence des revenus. Les galeries prennent du temps à concrétiser leurs ventes pour partager ensuite les gains avec les artistes. Celles d’entre elles qui rachètent les œuvres pour les revendre avec une plus-value font des offres que la plupart des peintres avec qui je travaille trouvent dérisoires», explique-t-il.
Pourtant, nous avons retrouvé plusieurs signatures relevées chez Simohamed dans d’autres commerces, parfois à des prix nettement plus élevés que ceux qu’il pratique (2 à 3 fois le prix). Et comme chez Simohamed, impossible d’obtenir un certificat d’origine ou un quelconque document attestant de l’acquisition des œuvres. Dans le lot, nous avons également découvert de grotesques copies portant des signatures connues, que certains commerçants passent pour des originaux. Le fondateur de Thema Arts est clair là-dessus: «Un collectionneur qui croit être tombé sur une affaire a beaucoup plus de chance de se faire arnaquer qu’autre chose. Il est inconcevable de trouver une signature cotée, à 300 000 DH par exemple, chez un commerçant qui la propose à 10 fois moins. Pour le coup, et bien que cela soit regrettable, c’est entièrement la faute de l’acquéreur». Youssef Douieb note également que «certes, personnes n’est à l’abri d’une erreur. Mais le risque est infiniment moindre chez une galerie que chez un commerçant. Encore moins chez une galerie de renom qui a cultivé sa crédibilité depuis des années». Mais ce n’est pas là le plus grand mal des galeristes et des peintres connus. Le marché parallèle, soit les ventes à domicile, serait, d’après les galeristes, la véritable menace face à laquelle tout le monde semble impuissant.
Petites ventes entre amis
Les ventes à domicile se font à l’abri de regards, sous les radars du fisc, et à des prix qui ne doivent leur importance qu’au pitch commercial des vendeurs. Seules les signatures cotées intéressent les collectionneurs qui empruntent ce chemin-là. «Ces activités parallèles posent un sérieux problème aux galeristes qui font tout le travail de promotion du peintre, organisent des vernissages et des événements promotionnels, exposent les œuvres pour n’en vendre que très peu finalement. Tandis que des privés acquièrent des œuvres pour les revendre ensuite chez eux, en mettant en avant l’argument de la cote, parfois même de la rareté», se désole Youssef Douieb.
Sur le marché des peintures, d’importantes transactions se font en «peer to peer», et à des montants inconnus. Une situation qui crée un double marché de l’art : d’une part, celui officiel, mettant en avant les artistes dont les œuvres sont présentées dans des catalogues et dont les transactions sont répertoriées et taxées, et de l’autre, celui obscur, particulièrement lucratif, qui échappe à tout contrôle.
L’activité des galeristes est assimilée par le législateur à du commerce dans sa forme la plus conventionnelle. Dans le cas d’un achat en l’état d’une œuvre d’art et de sa revente avec une plus-value, la valeur ajoutée est imposée à hauteur de 10%. Par contre, si la galerie expose une œuvre dont elle n’est pas propriétaire, et que la vente est réalisée par intermédiation, la marge est imposée à hauteur de 20%. Pour l’IS, les galeries sont soumises au même régime fiscal qu’une PME. Pour porter leurs doléances, plusieurs galeries d’art se sont réunies sous la coupole d’une association, créée voilà moins de 10 jours, en vue de réclamer une configuration fiscale plus adaptée à la nature de leurs activités, et un accompagnement efficace pour leurs actions de promotion de l’art et des artistes marocains à l’international.
Artprice, spécialiste international des banques de données sur la cotation et les indices de l’art, a indiqué dans les conclusions de son rapport annuel que sur les années 2016, 2017 et 2018, le marché international de l’art a connu une croissance stable à 4%. Sur le seul exercice 2018, pas moins de 539 000 articles d’art ont été cédés sur des ventes aux enchères publiques. Cela comprend des peintures, sculptures, dessins, photographies, estampes, vidéos, installations, tapisseries, à l’exclusion des antiquités, biens culturels anonymes et mobilier. Le rapport indique également que le produit global des ventes a dépassé les 15,5 milliards de dollars. Les transactions ont ainsi crû de 18% aux Etats-Unis, 31% au Japon, 12% au Royaume-Uni et de 17% en Italie. Des pays comme la France et la Chine ont, en revanche, connu un recul des activités, respectivement à -10% et -12%.
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